Le premier visité fut le bon. Après une semaine à sillonner les agences du dix-huitième arrondissement, nous avions trouvé ! Il était parfait : un trois pièces refait à neuf, orienté sud, très lumineux, 56m², murs blancs, parquet, et une cuisine pas trop petite qui pourrait facilement servir de pièce commune. Et malgré l’immeuble vieux et l’escalier en bois qui rappelait Délicatessen en pire, sombre et crade, nous étions contentes d’emménager début septembre Clotilde, Jenny et moi, chacune dans une pièce.
La première année s’écoula sans incidents majeurs si l’on excepte les petits soucis de plomberie, dus à la fâcheuse tendance du proprio à tout monter à l’envers, et la course-poursuite qui s’était terminée en meurtre au fond de l’impasse la nuit de la Saint Sylvestre, mais c’est une autre histoire...
Et puis, un jour de septembre, ils ont débarqué.
Nous venions de rentrer de vacances, nous prenions un thé, Jenny et moi dans la cuisine lorsque le premier est apparu. Et là, c’est allé très vite : cris, tiques nerveux engendrés par la peur et le dégoût, chaise qui tremble sous le poids de Jenny qui avait bondi en l’air. Après cette première réaction violente, nous nous observons mutuellement. Que fait donc ce cafard orange dans notre cuisine ? (avec une colocation de trois filles dont une élève infirmière on pouvait douter que ce soit la saleté qui l’ait attiré) Que faut-il faire ? Je suis pour un écrabouillage pur et simple, mais à cette évocation Jenny est prise d’hystérie, elle hurle que « surtout pas ! Il ne faut surtout pas écraser les cafards ! Tu vas éparpiller tous ses œufs ! ". Soit, je m’abstiens donc devant la peur panique de Jenny et cet argument qui ne me convainc pas vraiment, et m’écarte de la petite bête qui reste immobile au lieu de se carapater en vitesse. Jenny reprend son sang froid et les choses en main. Elle prend la pelle et la balayette, fait monter le cafard dans la pelle, et le jette par la fenêtre. Ah là, c’est sûr que ça va vachement arranger les choses !
Évidemment, ce petit cafard n’était pas un aventurier solitaire, ce n’était pas le Christophe Colomb des cafards, il s’était juste un peu éloigné de sa colonie et nous avons rapidement vu débarquer ses petits copains.
Petit-à-petit, les réactions se sont faites moins violentes, mais il fallait réagir, trouver un moyen de les éradiquer, on ne pouvait pas indéfiniment les jeter par la fenêtre...
Nous avons donc organisé un conseil de coloc pour y réfléchir. C’est là que nos points de vue ont commencé à diverger. Alors que je prônais une manière simple et expéditive, vieille comme le monde : l’écrasage, je me suis heurtée à un mur de superstitions. Clotilde et Jenny m’ont fait découvrir les pouvoirs magiques de cet insecte capable de résister à une explosion atomique :
- Lorsqu’on l’écrase, non seulement les oeufs du cafard, évidemment microscopiques, sont disséminés dans l’air et il faut s’attendre à voir arriver plein de mini-cafards de tous les côtés, mais une odeur apparaît aussi et fait rappliquer tous ses congénères cannibales pour le bouffer, on se retrouverait donc avec tous les cafards de l’immeuble dans notre cuisine.
- D’autre part, rien ne sert de le jeter dans les toilettes car, c’est bien connu, les cafards adorent l’eau.
- Et dernière particularité de cette petite bête, elle raffole aussi de l’eau de javel ! Il ne faut surtout pas faire son ménage avec des produits javellisés, ça les attire.
Face à mes deux colocs persuadées de la véracité de leur théorie, je ne voyais plus trop quelle solution proposer. Je les ai donc laissées gérer l’affaire en achetant une bombe insecticide.
Le problème avec la bombe insecticide, c’est qu’elle n’intoxique pas que les cafards...
Une utilisation normale voudrait qu’on pulvérise du produit pendant dix seconde dans la pièce, qu’on ferme la porte, qu’on attende une trentaine de minutes puis qu’on aère bien. Mais cette technique ne résout pas le problème du face-à-face, car des cafards meurent, mais d’autres les remplacent et il arrive donc encore de se retrouver nez-à-nez avec un spécimen. La solution de Clotilde et Jenny était de pulvériser au moins un quart de la bouteille directement sur le cafard ce qui n’était bon ni pour l’environnement en général, ni pour le nôtre en particulier et dont le résultat était nul car le cafard avait tôt fait de se carapater.
Hmm, il n’y a rien de mieux que d’être réveillée par la bonne odeur de l’anti-cafard vous effleurant les narines !
Comme j’en avais un peu marre d’avoir des vertiges à cause de l’empoisonnement à l’insecticide et que j’avais toujours l’interdiction formelle d’écraser la moindre petite bête (ce dont je ne me privais pas quand j’étais seule), j’ai cherché d’autres techniques d’éradication. Dans un premier temps, nous avons testé les ultra-sons, méthode totalement inefficace, les nôtres devaient être sourds. Et puis je me suis rendue dans un magasin spécialisé d’où je suis revenue, après m’être ruinée, avec une bombe spéciale et un gel.
Nous avons d’abord essayé la bombe. Elle était plus petite qu’une bombe de mousse à raser et possédait une goupille. Là, c’était vraiment la guerre ! Comme nous avions aussi retrouvé des blattes dans nos chambres, nous avons déposé la bombe à peu près au milieu de l’appartement pour que le gaz se répande partout. Puis nous l’avons dégoupillée et sommes allées nous promener pendant deux heures. Ça a marché ! Nous n’avons plus vu de petites bête pendant au moins... deux jours... et puis elles sont revenues. Nous sommes donc passées au plan B : le gel.
Sur le papier, le gel paraît une technique des plus efficaces : son odeur attire les cafards qui viennent en manger et s’empoisonnent, ils retournent ensuite dans leur nid et meurent, les autres les bouffent et s’intoxiquent à leur tour, et comme ça toute la colonie est exterminée. Il suffit de déposer quelques gouttes du gel dans des endroits stratégiques, c’est marron et visqueux comme une crotte d’oiseaux, charmant ! Et évidemment, totalement inefficace.
Au bout d’un an, les filles ont fini par déménager pour d’autres raisons (vraiment ?). Nathan et Martin les ont remplacées avec, eux aussi, leur lot de superstitions, et j’ai eu beau leur assurer que peut-être les cafards résisteraient à une explosion atomique, n’empêche que quand je les écrabouillais, ils étaient bel et bien morts, ils n’ont pas voulu tenter le diable.
Ah, je vous jure, les croyances ont la peau dure !
Un jour Nathan s’est pointé avec un truc que nous n’avions pas encore essayé : le piège. C’est un genre de petite boîte en carton, ou plutôt un tunnel trapézoïdal. Au milieu de la face en contact avec le sol, on a fixé une pastille qui émet une odeur - et là on sent déjà l’efficacité parce que nous aussi on peut la sentir – et qui est encerclée de colle gluante, si bien que quand le cafard veut s’approcher de la pastille, il reste collé et en mourant, lui aussi dégage une odeur qui attire ses copains cannibales qui viennent se coller à leur tour et, évidemment, les oeufs aussi restent collés ! Procédé génial, dont on peut voir rapidement le résultat et même compter les pertes adverses.
Bon, ça ne résout pas complètement le problème, ce n’est pas vraiment une éradication mais plutôt une régulation. Mais à partir du moment où j’ai commencé à en voir dans l’escalier, j’ai réalisé que croire à une extermination était utopique.
J’ai finalement appris à vivre avec ces petites bêtes, à les connaître. Par exemple, j’ai découvert que les oeufs sont contenus dans une coque que la maman cafard traîne avec elle, sous son abdomen, pendant un certain temps, qui mesure environ 5mm et qu’on repère facilement. Il suffit donc d’écraser la tête pour ne pas toucher aux oeufs qui sont alors en incubation et ne pourraient, de toute manière, pas survivre en dehors de la coque. J’ai aussi été témoin d’une noyade de cafard, ils semblent ne pas adorer l’eau autant qu’on le croit. Et je n’ai jamais pu faire le lien entre écrabouillage de cafards et hausse de la population.
Ma relation avec les cafards est maintenant celle d’une entente cordiale, ils sont prévenus que s’ils approchent trop près, c’est à leurs risques et périls. Toujours aux aguets, j’ai développé une vision périphérique du mouvement hors norme, la moindre tâche sombre qui bouge m’alerte. Et je m’y suis tellement habituée que je suis toujours étonnée que mes amis n’en aient pas chez eux. Écrabouiller des cafards est presque devenu un hobby.
Au bout de la troisième année, un exterminateur professionnel est venu faire sa visite " annuelle " dans chaque appartement. Il a déposé des petites gouttes de gel blanc en rigolant bien quand il a vu celui que nous avions utilisé. Deux ans après, les cafards sont toujours là et j’attends toujours qu’il revienne...