Ils étaient très en retard. Une galère sur la route, le trajet à réorganiser, les solutions de dernières minutes à trouver, la panique qui aurait pu tout faire foirer. Pendant plus de deux heures, une foule aux habits colorés a attendu. Dans un premier temps, assez sereinement dans la rue, puis de plus en plus bruyamment dans la salle comble du Rail Théâtre. On crie, on hurle, on hue… La foule, ignorante, s’impatiente. C’est bien connu. Mais ils sont venus. Cecil ’Skelly’ Spence et Lacelle ’Wiss’ Bulgin n’ont pas manqué leur rendez-vous. Malgré leur problème de transport, malgré leur grand âge, malgré leur maladie et leurs béquilles…
Quand la salle de concert s’assombrit, ça fait un peu comme dans le manège qu’on appelle « la chenille », quand on prend de la vitesse et que la bâche se referme au dessus de nos têtes d’enfant. Un mélange de mystère et de merveilleux. Un drôle de sentiment. Seuls les musiciens sont sur scène pendant un moment. Quelques derniers réglages et…
Les notes du rockfort rock riddim.
Certes, rien de bien surprenant, et pourtant… ça non plus on ne peut pas le décrire. Pas de mots. L’indicible sur une gamme vert-jaune-rouge. On pourrait évoquer la trompette… Oui, peut être la trompette… et encore. Il faudrait s’aider d’images pour expliquer l’état d’apesanteur… Rien de plus habituel que ce medley instrumental mais les multiples versions, loin de s’accumuler et de finir par lasser, forment un palimpseste, une superposition de vibrations où les rides des anciens laissent apparaître les traits rieurs de l’enfant dans le manège. Vous me suivez ? Il y a là le jeu et la réalité, la sagesse et la spontanéité, la profondeur et l’envie de braver tous les dangers.
Skelly et Wiss s’avancent. On pourrait parler d’un « public » accueillant, mais le terme est trop courant. Il vaut mieux parler des gens, de leur regard sur les deux chanteurs, à la fois étonné et bienveillant. Un par un. Voir leurs yeux et leurs dents blanches briller dans le noir. Des mains qui se lèvent. Une par ici qui fend l’air énergiquement. Une autre par là, qui bat le mesure, s’arrête, et puis reprend. Surprendre ceux qui en ont le souffle coupé, debout, figés, bouche entr’ouverte et bras croisés. Sourire après sourire, tout détailler. Bien sûr, il n’y a plus Apple dans le groupe depuis 1996, et c’est dommage, mais Skelly et Wiss sont bien là, silhouettes fragiles détachées de l’histoire du reggae, exemples de persévérance et de ténacité.
Les deux amis alternent les rôles à chaque titre. Tandis que l’un chante, l’autre assure les harmonies vocales, comme ils en ont l’habitude depuis la création du groupe. Les anciens titres se mêlent aux plus récents, et pendant près d’une heure et demie, la foule chante en scandant des « Jah Rastafari ». Ce n’est pas que le public soit à proprement parler « rasta », mais voir danser ces chanteurs atteints de poliomyélite redonne inévitablement la foi. Quand Wiss, campé sur ses béquilles, enchaîne ses jeux de jambes pendant de longues minutes, concentré et joyeux comme un équilibriste, il se passe quelque chose d’ineffable. Il faudrait expliquer les respirations retenues et les souffles coupés, les cous tendus et les expressions figées. Il faudrait… Mais finalement, tout tient dans le titre de l’article, dans ce mot, parfois trop entendu pour être bien lu : Respect.