dimanche 12 janvier 2003, par Séverine Capeille
Ca l’a perturbé quand j’ai parlé du sex-shop. Je n’aurai peut-être pas dû. J’ai senti une intonation étrange dans sa voix avant de raccrocher. En même temps il l’aurait vu de toutes façons. Je ne pouvais pas lui cacher. Il n’est pas très observateur mais quand même. Les néons rouges éclairent toute la façade de l’immeuble et l’enseigne « sex-shop » est visible depuis le début de la rue. C’est voyant. Forcément. Bon, et bien comme ça, il est prévenu. Il a le temps de se faire à cette idée en marchant.
C’est fou comme le fait d’habiter près d’un sex-shop ne laisse personne indifférent. Annoncez que vous vivez dans un quartier de banlieue où vous comptez les voitures brûlées dans un premier temps. Annoncez ensuite que vous logez près d’un sex-shop réputé, et vous verrez que le contraste est saisissant. Certains s’inquiètent immédiatement des nuisances possibles. Ils ont besoin d’être rassurés. Non, un sex-shop n’est pas bruyant. Ils font même vachement attention. Non, il ne faut pas avoir peur des clients. Il n’y a pas de pervers en imper devant la maison. Là, on peut parfois sentir une légère déception. Certains esprits pratiques s’enquièrent des horaires d’ouvertures et ne tarissent pas d’exclamations devant un « 10h-2h » qui fait l’admiration. D’autres demandent si on peut établir un « portrait type » pour les garçons. C’est la foire aux questions.
Je me demande bien ce qu’il va dire, lui, quand il va arriver. Sans doute qu’il aura regardé à deux fois avant d’entrer. Je l’imagine, observant la rue, guettant la possible présence d’une connaissance qui pourrait tout surprendre et mal interpréter. Je l’imagine taper le code et se tromper. Je l’imagine recommencer. Osera-t-il me demander, comme tant d’autres, si j’ai déjà visité le lieu dont le nom ose à peine être prononcé ? Faudra-t-il me résoudre à raconter, pour l’énième fois, le stupide concours de circonstances qui me fit découvrir cet endroit dévoyé ?
Il était tard. Il faisait froid. Le digicode ne marchait pas. Il me fallait passer par le premier étage du sex-shop pour rentrer chez moi. Vraiment pas de quoi fouetter un chat ! Le gérant était du genre sympa. Il me guida à travers les rayons de cassettes pornos à grands pas. Quelques clients étaient là, de ceux que l’on ne soupçonnerait pas. Peut-être leurs regards, et encore, je ne crois pas. Lumière tamisée, musique de fond, et au bout de la salle un escalier en colimaçon.
Il me demandera sûrement mes impressions. Soupçonnera un malaise dans mes hésitations. Comprendra dans un sourire que l’étage ne correspondait pas à mes suppositions. Il s’amusera de ma naïveté avec délectation. Raillera ma surprise et mes joues plus rouges que les néons. Je connais déjà sa réaction. Comment pouvais-je deviner qu’il ne s’agissait pas d’une remise pleine de cartons ? Quels funestes signes auraient pu m’indiquer qu’à cette heure tardive on pouvait croiser une incroyable population ?
Je crois que j’entends quelqu’un dans les escaliers. Non ? Bon, j’ai dû rêver. Encore une petite vérification : parfait, tout est en place, lavé, rangé. Je veux qu’il ait une bonne impression, il n’est pas venu depuis que j’ai déménagé. Pourvu que le rideau rouge de l’entrée d’à côté soit fermé ! Dans le cas contraire il risque de se retrouver nez à nez avec une blonde décolorée prenant la pose sur un papier glacé. Ah on peut dire que pour attirer le badaud ils n’ont pas hésité ! Les affichent sont la plus éloquente des publicités ! J’ai d’ailleurs pu constater qu’elles changent à un rythme effréné et je suppose que les films qu’elles sont censées représenter sont tournés en une journée.
Il va arriver. Ca fait dix minutes déjà qu’il a téléphoné. Il n’a pas pu se perdre avec le phare rouge que je lui ai indiqué. Personne n’a jamais pu le rater. Mais alors qu’est-ce qui a pu le retarder ? Il n’aurait pas… non, non, je ne peux y penser. Mais quand même… avec la curiosité… Non, il n’aurait pas osé. Remarquez que je n’ai jamais pu définir un portrait robot du type concerné. Je n’ai même jamais rencontré un de ces imperméables dont on m’avait tant parlé. Je crois pouvoir dire sans me tromper que l’utilisateur de sex-shops n’a pas de costume attitré. Il se fond dans la masse, plutôt propre et distingué. Pas la moindre proposition de cachou devant mon allée, pas l’once d’une capote abandonnée… Il vaut mieux habiter près d’un sex-shop que dans une cité. Voilà ce que je peux affirmer.
C’est même plutôt rigolo à observer. Tout ce mal qu’ils se donnent pour ne pas se faire repérer ! Bien sûr, il y a les habitués qui entrent d’un pas léger sans hésiter, mais ils sont une minorité. La plupart font mine de se balader, jettent des regards furtifs sur la rue fréquentée, s’assurent qu’ils ne pourront pas être dénoncés et, au moment où l’on croit qu’ils vont abandonner, disparaissent brusquement derrière le velours râpeux du rideau encrassé. Des gens « comme tout le monde », des gens…
Comme lui ! Je me demande ce que ce retard signifie. Je me souviens de ma surprise quand j’avais remarqué le manège d’un adorable papy. J’en étais restée bouche bée tout un après-midi. Et si… ? Lui ? Lui aussi ? Comme le papy ? Comment savoir si… ?
Ah ! Ca frappe ! Dieu merci !
« Salut papa, tu as trouvé facilement ? »