dimanche 22 octobre 2006, par Séverine Capeille
C’est l’histoire d’un site perdu dans l’espace cybernétique. Une histoire sur fond de codes informatiques. Sistoeurs. C’est neuf lettres qui font le tour du monde mathématique. Une histoire en spirale, qui aspire la logique. C’est 70 000 visites dans les statistiques. Des chiffres et des êtres. Des « si » et des « peut-être », et des envies, surtout. Des espoirs un peu fous. Des danses qui calligraphient les « plus » et les « moins » l’infini. Des thés au rhum sur les théories. Sistoeurs, c’est abstrait et précis. Comme le souffle d’un enfant pour éteindre ses bougies. Comme un anniversaire qu’on oublie. C’est tendre et cruel. Le poivre et le sel. Un caillou jeté sur la marelle, un tracé à la craie pour effacer Babel. Et c’est joli.
Un magazine pour elles. Les sisters et les sœurs. Internationales jumelles qui veulent regarder le ciel, encore. Décoller les yeux du sol. Et des papiers glacés. Qui ne se reconnaissent pas dans une poupée. Elles, qui peuvent si bien rire ou pleurer. Avoir mal à la planète. Mal de voir le lisse et l’atone, les sentiments édulcorés. Et qui ont des bleus à l’âme. Des traces du drame de l’espèce. Des imperfections ignorées des rubriques « mode et beauté », qui les laissent… seules, en quête de sens, entre prose’hack et poèmes. Funambules qui cherchent l’équi’libre, entre Harlem et Bethléem. Leur colère transcendée, poussée à un niveau qui la dépasse. Antigone et Duras. Et puis Gainsbourg pour le requiem.
Des femmes qui se dé-chaînent. Evelyne au Canada, Joséphine au Maroc, Judith à Varsovie… Et puis toutes celles qui sont restées ici. Frimousses à distance et sirènes de la résistance… à l’inertie. Des femmes, des filles, des mères. Graves, adolescentes ou adultères. Face aux ectoplasmes et aux insignifiances. Aux certitudes et aux croyances. Aux avocats de la décence. Elles traversent des salles où la justice suit son cours. Elles connaissent les procédures, encaissent les longs discours. On entend les talons des attentes circulaires. Et puis encore… et puis enfin, le verdict exemplaire : quelques lots de consolation pour la Barbara de Prévert.
Sistoeurs. Paradoxales oubliées de l’ataraxie. Elles se dressent. Ruisselantes sous la pluie. Lassées qu’on leur serve des pensées prêtes à porter. Sceptiques et exaspérées. Elles fument sur les lieux communs, les degrés zéros du sens. Elles vomissent le schématique, le sécurisant, l’obéissance. Et puis la bourgeoisie, si inspirée par l’image artificielle qu’elle se fait de la réalité, à sa convenance. Alors, au bout de leurs nuits, elles voyagent sur les insolences. Pour débroussailler les chemins. Nommer les ronces et les averses ; les éclipses et les silences. Les secrets de l’humain.
Des buvards posés sur les brouillons de l’existence. Des allitérations pour les baisses de tension. Des assonances pour combler les absences. Ecrire pour briser les écrans de l’indifférence, pour oublier l’ami « Inconnu à cette adresse ». Poster des concentrés de tendresse. Et des soupirs. Des hasards insolites et des ivresses. Des rires. C’est simple comme une veillée en colonie de vacances ; comme les plumes qui surgissent de l’édredon, martyr des batailles de l’enfance. C’est précieux comme la seconde qui précède les grands sauts ; comme le sable boueux qu’on transforme en château. C’est la nécessité de l’inutile. Le dérisoire et le futile. L’essentiel.
Entre accessoire et oxymore. Le combat du bourgeon contre le sycomore. Sistoeurs. C’est l’incroyable sacre de la contradiction. Il y a les femmes culottées et les femmes qui en ont. Les amantes religieuses et les témoins du mac madame. Entre histoires de fesses et révolutions, il y a de drôles de drames. Des circonstances exténuantes. Des aspirations déçues et des convictions. Des exhortations à l’Innocence que notre Siècle accuse. Le tapage nocturne des mères et des muses. Leurs canons lancés sur le consulat de la ruse. Et des bombes en couleurs sur les fausses excuses. Sur les murs. Sur les frontières obscures. Des signatures sur les bavures.
Pour remplacer la police par la polysémie. Les cadences forcées par de florissantes insomnies. Et des chansons. Du blues et du reggae, du rock et du gospel, du hip-hop et des percussions. Partout. Des notes qui soulèvent les âmes. Des noires et des blanches en farandole sur la gamme. Unies. Dans les slows des premiers rendez-vous. Dans les clashs où s’apprécient les crews. Par-dessus les claquements de portes et le bruit des verrous. Quelques refrains pour réconfort. Parce qu’avec la musique, c’est le temps qui est mort.
Et prendre le risque de rêver. Quand les étoiles ne s’accrochent plus aux nuits. Imaginer des soleils quand il ne reste qu’une bougie. Porter l’incandescence dans le firmament. Des audaces et des enchantements. Des excès et des ravissements. Des désirs sauvages, impétueux, violents. Choisir de se perdre dans un éblouissement. Une errance. Entre le manque et l’abondance, le savoir et l’ignorance. Avec Eros. Fils de Pénia et de Poros. Traverser la transgression et la jouissance. La soif titanesque d’immensité. L’insoutenable légèreté. Vider la coupe de champagne et la jeter.
Vous n’aviez jamais lu de magazine féminin. Sistoeurs est fait d’insaisissables joies et d’absolus chagrins. De presque tout et petits riens. De cassures et de mots de liaison. De blessures plus précieuses que les guérisons. De fatigue et de grâce. De folie qui ne détruit ni ne lasse. De sérieux et d’humour. Un webzine incompréhensible jusque dans la périodicité de ses mises à jour. Des pages dédicacées aux vœux indicibles et solitaires. Aux yeux que l’on ferme pour mieux voir la lumière. Aux promesses incertaines et aux sages prières. Aux années que l’on souffle entre amis les soirs d’anniversaire.