(Texte publié dans le recueil L’Humanimal, septembre 2003)
mardi 30 septembre 2003, par Séverine Capeille
Urgence de la vie exposée sur façade. On lève les yeux, on découvre la pancarte. Trois étages nous séparent des maux. Ils sont onze là-haut. Soixante-quatre jours de grève de la faim. Des chiffres, des abstractions inefficaces qui n’arrêtent pas les passants. Puis deux visages à la fenêtre. Il est 16h30 à Lyon. Les rues s’emplissent de RTT, de week-ends prolongés. C’est vendredi. Il y a une pancarte jaune sur la façade de l’immeuble et deux silhouettes d’humanités qui veulent s’y accrocher. On remonte son col. On allume une cigarette. Les policiers ont bloqué l’accès aux automobilistes. On se retrouve entre piétons. Ca risque d’être long. On se met à compter les uniformes, juste pour la forme. Ils sont faciles à repérer au milieu des badauds du quartier.
Masse m’a tuer. Il y en a un qui se met à crier, un plus fou, un moins faible, un petit brun frisé. Sa voix rebondit dans la rue, comme une mouche obstinée, sur tous les carreaux fermés, vient s’échouer entre les âmes vitrifiées. Le temps passe, le soleil se détourne au coin d’un toit. Il crie : « Solidarité avec les sans-papiers ». Personne ne répond. Il y a des silences qui en disent long. On reprend l’inventaire des uniformes et puis on abandonne. Trop nombreux. Frustré par l’échec mathématique, on tente une analyse sociologique. Les observations s’enchaînent, les conclusions se déchaînent. L’humanité n’est pas un état, c’est une étincelle. Elle jaillit de la matière, dans le frottement de cœurs de pierre.
Alchimie de bleu et de blanc, et de colère rouge sang. On attend, bras croisés, devant un magasin de chaussures réputé. On se dit qu’on voudrait faire une lettre au président, comme quand on était enfant. Une lettre avec des fautes d’orthographe et des ratures, dans le brouillon de nos blessures. Légèreté de la plume pour freiner le marteau sur l’enclume. Un joli papier pour ceux qui ne peuvent pas s’en procurer. On se met à rêver. Encre bleue, papier blanc, visage rougit de l’enfant. Un rêve déchiré par les voix du groupe d’à côté. Parole qui couronne l’humanité et la condamne. Souffle empoisonné qui vient rompre le silence embarrassé. On a froid. On voudrait partir mais on reste là.
Noir de l’écran. Il n’y a plus que la voix du marchand. Il est sur le perron, fier de pouvoir renseigner les passants. Il a tout vu, tout observé. Il était là le premier. Le public crée un petit cercle autour du monsieur bien chaussé, pose des questions, débute une discussion. On assiste à l’élaboration d’un groupe homogène de personnes plutôt âgées, aisées. Les convictions ont remplacé les idées. Ils disent qu’on ne peut pas tout laisser passer, que le pays va mal tourner, qu’on devrait vite se débarrasser de tous ces sans-papiers, qu’il y a de quoi être énervé, que les braves gens sont toujours embêtés, que ce n’est pas normal de mobiliser la force publique et qu’il y en a marre de payer.
Image d’immeuble, âme à loger. Immense tristesse de l’homme, amertume démasquée. On voudrait mettre un mot dans la boîte aux messages à l’amer. Un papier que l’on aurait plié sur l’imparfait du verbe « aimer », sur les conditionnels de la charité. Syntaxe déformée, lyrisme exacerbé, tâches d’encres que les buvards viennent absorber. On se souvient d’un huissier pressé, d’un gros carton sur lequel on avait attendu dans l’entrée, d’un voisin étonné, du bruit de la porte scellée. On se dit que finalement ça tient à peu de choses l’humanité, un peu de papier et un trousseau de clefs. On se dit que les « bien-chaussés » d’à-côté ne peuvent pas imaginer. Ils continuent l’inventaire des maux de la société. Ils parlent en levant parfois le nez, pour observer l’arène surélevée.
Tristement entassés, les choses dans le carton, les hommes dans le fourgon. On voudrait résister. On se souvient, ce monde n’est pas le sien. Musique dans la tête. Vieux refrain. Voix de la chanteuse dont le prénom est France. Prouve que tu existes. Refuse ce monde égoïste, suis ton cœur qui insiste. L’air emplit la tête sur le tam-tam du cœur. Harmonie sur la carte hexagonale de nos douleurs. La rue danse le pogo, piétine le rock’n roll de la jeunesse. Une valse à deux temps, sur le pin-pon des bien-pensants. On ne bouge pas. On sera le dernier à partir. Peut-être à cause des souliers bon-marché. On retourne moins vite à ses occupations pour regarder les atomes positifs et négatifs qui forment l’humanité.
Enveloppe timbrée sur un monde masqué. Laissez parler les p’tits papiers. Gainsbar se bourre, Gainsbourg se barre sur la Marseillaise version reggae. Bleu, blanc. Vert, jaune. Toujours rouge. Les joues dans le vent glacé. Le cœur serré. Le feu des lèvres sur l’enveloppe fermée que l’on va poster. Ca finit comme ça. Comme une résonance au creux de soi. Des images dans la tête en faisant quelques pas. Un brouhaha brouillon de tout ce qu’on ne dit pas. L’humanité est là. Au croisement de deux voix. Entre toit et toi. Entre moi émoi. On traverse sur le passage béton. On piétine le noir et blanc des émotions. Vendredi à Lyon. Manque d’oxygène, pollution. Ce soir les sans-papiers dormiront sous un carton.