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Underground Accordéon

lundi 10 janvier 2005, par Séverine Capeille

Il est mort ? Vous croyez ? Non, moi, je n’ai rien vu. Non, je vous dis. Rien. Moi j’écoutais l’accordéon. Vous l’avez entendu vous aussi ? Non, pas le corps. L’accordéon. Il est entré dans le wagon et il a joué la chanson.

Moi qui l’aimais tant, je le trouvais le plus beau de St Jean…

Savez-vous depuis combien de temps je n’avais pas entendu d’accordéon ? Laissez moi parler au lieu de poser des questions. Alors ? Non, je ne sais pas comment il est tombé. J’étais assise sur le petit strapontin, vers la porte en acier. Je me souviens du bruit.

Tata Tatoum… Tata Tatoum… Tata Tatoum…

Je peux fumer ? Il fait un peu froid là. Ca va me réchauffer. Attendez. Oui. Il y a eu quelque chose. Une note. Je crois que c’est une note qui a rebondit sur le sol. Je crois que la note, c’est la clé.

Comment ne pas perdre la tête…

Je ne sais pas mentir. Ca je peux le jurer. L’accordéoniste était un homme. Un homme d’une trentaine d’années. Mais je ne sais plus à quel arrêt il est monté. Moi j’étais assise. Je n’ai pas bougé. Vous comprenez ? Je n’ai pas bougé et les gens n’arrêtaient pas de descendre et de monter. Alors la musique… Vous connaissez cette chanson ? Passez moi le cendrier. Vous connaissez ?

Car on croit toujours aux doux mots d’amour, quand ils sont dits avec les yeux…

Vous parler de moi… par quoi commencer… Oui, ça j’avoue. Pour entrer dans le métro, j’ai fraudé. Au début je ne voulais pas. Je vous assure. J’avais sorti le porte-monnaie. Et puis il m’a dit de passer derrière lui, de me faufiler, alors… On était tout proche dans le tourniquet. C’est tout ce que je sais. Vous dites 20 heures ? Bien sûr que je pourrais reconnaître le corps ! Pour qui vous me prenez ? Mais pourquoi dites vous qu’il est bien amoché ? Son corps, il est parfait. Je peux vous le dire, je peux le détailler… Vous saviez qu’un accordéon pouvait résonner plus fort que des percussions ? Eh bien voilà, je l’ai appris ce soir-là. Quel jour déjà ? Nous avions fait l’amour. Des draps jaunes. Je peux avoir un verre d’eau ? Tout froissés. Je me souviens, avant de partir je les ai regardés.

Tata Tatoum… Tata Tatoum… Tata Tatoum…

Vous ne voulez pas que je chante ? Remarquez que je préfère danser. Dans le métro, je me souviens d’un petit garçon. Et puis l’accordéon. Le tunnel aussi, interminablement long. D’où tenez vous cette photo ? C’est lui qui vous l’a donnée ? Oui, c’est bien moi à côté. J’étais assise sur ses genoux. Attendez, ça me revient. Le petit garçon était accompagné de quelqu’un. Une femme blonde. Elle lui tenait la main. Vous dites ? Ecoutez, je fais ce que je peux pour collaborer. Il faudrait retrouver l’accordéoniste. Je crois qu’il a emporté mon passé. Je vous dis qu’il a enlevé les draps sous ses doigts. Est-ce que vous me croyez ? Le jaune maintenant, c’est la fumée du tabac. Voilà. Cendrier. Et la cendrillon se casse dans la citrouille en acier. Cachez moi ce cliché.

J’étais folle de croire au bonheur et de vouloir garder son cœur…

Quand j’étais petite, je voulais jouer du piano. Vous pouvez l’inscrire. C’est important. Du piano, j’en ai fait pas longtemps. Quelques gammes, les touches sous les doigts. J’aurais pu aimer l’accordéoniste, je crois. Je dis ça, en même temps je ne sais pas. Sait-on jamais pourquoi l’on aime ? Le piano, c’était facile pour moi. Je tapais… Je tapais, tenez, comme vous le faites sur le clavier. Vous avez tout noté ? Il faut suivre l’harmonie. Quand il dansait, je ne voyais que lui. Je vous l’ai déjà dit ? Son corps… Son corps… Vous dites qu’il est mort ? Ah, non je ne sais plus. Je ne peux pas vous dire la dernière fois que je l’ai vu. Il n’est jamais fixe. Il ondule tout le temps. La dernière fois… je crois que je suivais ses pas. J’essayais de garder le rythme. Nous étions collés. Serrés, serrés…

Serrée par des bras audacieux…

Ne me dites pas que je chante faux. De toutes façons, je chantais dans ma tête, dans le métro. Les gens n’entendaient rien. Dites, ça vous dérange si je roule un joint ? C’est juste pour colmater, quand je ne me sens pas bien. Amoché ? Ah. Pardon, je n’ai pas le droit. Amoché ? Ca veut dire quoi ? La dernière fois… c’était dans un bar. Nous dansions le zouk ou la salsa. Non, attendez. La dernière fois… c’était dans les draps. Mon Dieu, je ne sais plus. Le décor était jaune, et je n’avais plus froid. Il y avait la cadence, la cadence… J’étais venue en train.

Tata Tatoum… Tata Tatoum… Tata Tatoum…

Vous entendez les kilomètres ? L’accordéoniste essaye de couvrir la distance. C’est incroyable, n’est ce pas ? Je suis là, comme dans un film, à me dire que la BO est sympa. J’ai envie de rire. Vous savez pourquoi ? Non ? Allez réfléchissez… Je compte jusqu’à trois… Un… Deux… Je ris ! Vous ne comprenez pas ! TROIS ! Soleil. Plus rien ne bouge. Arrêt sur image. Gros plan sur le petit garçon et sa maman. Comme il est sage ! Et le soleil est noir. Vous dites qu’il est occis ? Vous dites qu’il est mort ? Je voudrais revoir la photo. Je n’ai pas peur. Ah oui. Je me demande si… Rien. Fifre, je vous dis. Vous voyez ? Il ne regarde pas l’objectif. C’est significatif. On peut fermer le volet ? Pour les reflets.

Beau parleur, chaque fois qu’il mentait je le savais mais je l’aimais…

L’air. Des courants, vers le strapontin. Des chansons, des refrains. Je fonce dans le tunnel des faux semblants, je crois pouvoir l’éclairer. Combien de temps peut on faire l’amour sans se regarder ? Combien de va et viens à la cadence des trains ? Combien d’allers retours ? Allez ! Dites-moi ! Combien d’allers et retours avant le chagrin ? Je me suis renseignée. L’accordéon c’est un substitut du piano au début. Juste un substitut. L’excitation des anches est produite par l’air provenant d’un soufflet. Deux claviers. Vous voyez ? Il y a deux claviers que l’instrumentiste doit actionner, et l’air s’échappe vers les hanches concernées. Je ne me souviens de rien je vous dis. A part les sensations. Le souffle court, le poids sur les poumons… De l’air… de l’air… Je voulais respirer. Avant le tourniquet ? Quoi ? Ah oui, le tourniquet de l’entrée. Nous avons marché. Il y avait des couloirs. Puis le trou noir. Passez moi mon sac s’il vous plait. J’ai quelque chose à vérifier. Bon. Eh bien regardez vous-même si vous voulez. Faites l’inventaire. Alors ? Vous les voyez ? Non. Pas les préservatifs. Les CD. Vous les voyez ? C’est lui qui les a gravés. N’est ce pas une charmante attention ? Je voudrais bien les écouter. Soyez gentils. Ou faites venir l’accordéon. Et puis ouvrez la fenêtre, il y a trop de fumée… Arrêtez. Je n’aime pas quand vous dites « amoché ». Il est beau et fort et grand et beau et fort et grand et beau et fort et grand…

Moi qui l’aimais tant, je le trouvais le plus beau de St Jean…

Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Montrez-moi la vidéo. Il doit y avoir un film en noir et blanc, comme les touches du piano. Passez le tourniquet. Revenez… Juste avant la chanson. Voilà. Est-ce qu’on pourrait monter le son ? Tant pis. Je vais lire sur les lèvres. Vous voyez ? D’un côté, il y a le quai, de l’autre, les rêves. Vous avez déjà essayé de semer des fleurs dans le béton ? J’ai les mains moites. Il faudrait faire un zoom sur la tempe, là, à droite. Entre le haut de l’oreille et la joue, l’œil et le front. Une veine en pleine convulsion. Je crois que c’est la veine des illusions. Lui ? Je ne le reconnais pas. Non. Je vous assure. Ce n’est pas celui que j’avais rencontré. On pourrait croire, comme ça… mais regardez. Vous voyez comme il est prévisible ? On a du mal à le distinguer. Il y a juste sa bouche qu’on voit bouger. Il dit… C’est possible un ralenti ? Aucune importance. Ses mots sont ceux de tout le monde. Prenez les trois premières personnes du singulier, mélangez, essorez, servez chaud sur draps jaunes ou sur canapé. Vous comprenez ? Dans l’accordéon, il ne faut que deux claviers pour jouer. Le piano, le piano toujours premier. Ma pote Sabine, elle dit que la vie, c’est comme un frigo. Laissez-moi parler. Elle dit qu’il vaut mieux manger bien, que manger trop. Je me souviens que j’avais faim. J’avais ouvert un paquet de Mikado. La pellicule a mal vieilli ? Pourquoi tout est gris ? Je vous assure que ce n’était pas moi. Ou ce n’était pas lui. Nous deux, ensemble, c’était autre chose, vous pouvez me croire. Ce n’était pas des bouches de métro, c’était de grandes et belles gares. Il y avait de l’espace et de la folie, du mouvement et des insomnies… Rien de figé. Vous dites ? Il est mort et amoché ? Non. Ca, j’en suis sûre. L’accordéoniste n’était pas arrivé. Il marchait quelque part. Il venait d’un point A vers mon histoire. Il ne pouvait pas savoir… Pourquoi l’image passe-t-elle en accéléré ? Ca ne vous intéresse pas de connaître les silences et les temps assassinés ? Vous savez qu’il est plus dur de regretter le futur plutôt que le passé ? Notez. Inscrivez tout sur le papier. Ca se joue à huis clos dans un couloir. Il y a un personnage en trop, mais personne ne peut le voir. Les lumières artificielles font de l’ombre aux héros. Laissez-moi compter. Un, deux, trois… Tournez ! Vous croyez qu’il est vraiment tombé ? Je ne vois pas la scène. Vraiment, je suis navrée. Je voudrais vous aider. J’essaye de garder le tempo mais les couleurs s’emmêlent les pinceaux. Je crois que je réfléchis trop. Si je compte les pas… Voyez ? Je ne m’en sors pas. Il faut suivre les basses. Ou l’accordéon en surface. Enfin je crois… Vous pourriez arrêter de me regarder comme ça ? Je vous dis que je ne me souviens de rien. Que le bruit des sous-sols et des trains…

Tata Tatoum… Tata Tatoum… Tata Tatoum…

Je déteste attendre. On y risque trop d’espérances. Le temps circulaire me donne la nausée. C’est une zone de transit ici aussi ? Il faudrait vider le cendrier. Qu’est ce que je vous disais ? Ah oui. Que lorsqu’on chante, il est facile de déchanter. Je vous ai parlé des greniers ? Des espaces réservés aux objets hors d’usage ? Quand les greniers se vident, ils remplissent les musées. Ou alors les décharges. On se dit : A quoi bon ? Pour quoi faire ? On a envie de tout bazarder. Vous savez que nous sommes dans la civilisation de l’objet ? Toute la question est de savoir ce qu’il faut garder ou jeter. D’un côté le volume des produits fabriqués, de l’autre, l’espace vital que l’on voit diminuer. C’est facile de lire sur les rêves. J’avais besoin de trésors cachés, de voyages dans les capharnaüms magiques, mystérieux, enchantés. Il ne parlait que de fonctionnalité. Vous comprenez ? Il avait son emploi du temps, et moi, je ne devais pas le gêner. Vous êtes-vous déjà mis dans la peau d’un objet déclassé ? Passez moi les CD. Ne les trouvez-vous pas pitoyables dans leur matérielle nudité ? Ouvrez le tabernacle des illusions, et écoutez…

Il ne m’aime plus, c’est du passé, n’en parlons plus…

Vous entendez ? Dans le jargon, on dit que le son est bien « mixé ». D’un côté, la « nouveauté », de l’autre l’« ancien » déifié. Des notes noires et blanches, accrochées aux étoiles... Coupez ! Je vous dis de couper ! On va refaire la scène. Vous là-bas, vous pourriez rembobiner ? D’accord. Alors tourniquet, quai… et encore ? Un couple. Ok. Quelqu’un aurait il une clope ? J’ai fini mon paquet. Un couple… Si. J’ai dit « s’il vous plait ». Je n’ai pas dis « s’il vous plaît » ? C’est vrai ? Je suis navrée. C’est dans la confusion. A cause du couple. Ca m’a perturbé. Un homme, une femme… Vous croyez qu’ils auraient pu s’aimer ? Messieurs, faites vos jeux. Regardez bien la vidéo… Il y a lui, et elle. Et c’est comme si les draps jaunes n’avaient jamais existé. Comme si les corps n’avaient jamais dansé. Ils parlent. Vous voyez ? Ils parlent sans vraiment se regarder. Il dit que la vie, c’est du profit. Il dit, en gros, qu’il veut tout prendre dans le frigo. Que rien n’a d’importance. Qu’ils se reverront bientôt. Qu’il y a une autre fille ce soir. Impossible d’annuler. Qu’il lui a déjà fait le coup, qu’elle pourrait le quitter. Il dit que… Mais… vous avez raison. C’est elle qui l’a poussé ! Comment a-t-elle fait ? Elle est toute petite, toute frêle, toute… Vous avez vu ? J’en reste estomaquée ! Il est mort ? Vous croyez ? Non, moi je ne peux pas témoigner. J’étais assise sur le petit strapontin, vers la porte en acier. J’écoutais l’accordéon. Vous pouvez vérifier. Il y avait une maman, et son petit garçon.

1 Message

  • > Underground Accordéon

    12 janvier 2005 20:36, par bertrand de born

    Absence quand tu nous tiens...Quand ces souvenirs qui se bousculent, effacent ce qu’il aurait fallu voir...Mais trop tard, la musique tourne et retourne encore...Il est bien vide, il est bien mort, ce souvenir...Pourtant dans cette amnésie indépendante de ma volonté, je crois que c’est moi qui l’ai poussé mais je ne sais plus vraiment. D’ailleurs "qui suis-je ?" est ma grande question du moment et personne ne veut répondre...Et toujours dans le fond de mon crâne cet accordéon sublime qui vide son âme sur mon trottoir intime...je l’aimais tant, je l’aimais tant...

    voxx


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