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"Illska" d’Eiríkur Örn Norddahl

mercredi 27 janvier 2016, par Cathy Garcia


Ilska est une pièce monumentale, en taille pour commencer, presque 600 pages bien denses. Illska est comme une immense tapisserie murale au tissage parfois très resserré, où les motifs sont formés d’un mélange de temps qui finissent presque par se confondre : passé et présent historiques, passé et présents des individus, des protagonistes de cette histoire, avec une toile de fond amplement maculée du sang de l’Holocauste et notamment d’évènements qui se sont déroulés en Lituanie. Comme fil conducteur de la trame : l’idéologie populiste de droite (lire « fasciste ») en Europe aujourd’hui et tout particulièrement en Islande, et surtout comment l’Histoire et la politique viennent interférer en permanence, parfois même de façon obsessionnelle et souvent pour le pire, dans la vie intime des personnages du roman.

Personnages dont les trois principaux sont Agnès, Omar et Arnor, tous trois Islandais, mais seul Arnor est réellement de souche comme on dit.

Agnès est d’origine lituanienne et ses parents sont retournés vivre là bas, dans cette petite ville de Jurbakas, où se sont déroulés tous les « évènements » pendant la guerre. Le grand-père paternel d’Agnès, Romualdas, était devenu milicien, comme son frère Mykolas, qui lui était chef de la police, et Romualdas avait même endossé l’uniforme de la gestapo. Ils avaient ainsi assassiné, entre autre, les arrière grands-parents maternels d’Agnès qui eux étaient Juifs, et proches amis pourtant des arrière grands-parents paternels. Les parents d’Agnès ignoraient ce fait lorsqu’ils se sont rencontrés et aimés, sans quoi il n’y aurait sans doute jamais eu d’Agnès Lukauskai, mais ils l’ont su plus tard et cela explique aussi l’obsession d’Agnès depuis toute jeune, pour l’Holocauste.

Cela explique moins, alors qu’elle vit avec Omar, pourquoi elle va tomber dans les bras d’Arnor, une fascination certes proche de la haine, mais fascination tout de même. Arnor est un néonazi islandais, qu’elle voulait interroger dans le cadre de son mémoire sur la montée du populisme en Europe, mais un néonazi qui méprise Hitler, un personnage étrange, solitaire, bien plus intelligent, plus érudit que la plupart de ses congénères. Et très mignon avec ça.

Agnès et Omar auront un fils, mais peut-être est-il d’Arnor ? Omar mettra le feu à leur maison avant de s’envoler pour l’Europe sur les traces de l’Holocauste, comme s’il allait y trouver la réponse à cette question : pourquoi Arnor ?

Il est impossible de résumer Illska, mais nous saurons tout, et dans le moindre détail, tout du passé, du présent de la vie de chacun, de leur famille et de l’horreur d’un passé plus lointain encore qui sera narré au présent, comme si on y était. Et tout ça se mélange, avec d’autres histoires, de voisins, de copains étudiants et d’autres personnages qui tracent le portrait d’une Islande un peu moins flatteur que celui que le pays voudrait se donner. Cette tapisserie gigantesque non dénué d’humour, mais un humour bien noir, pèse son poids de malheur, d’erreurs et de destins qui se percutent.

Illska est à la fois un roman sur le couple, la famille, la parentalité et surtout comment cela peut devenir des valeurs refuge – souvent à tort et travers - pour contrer le vide intérieur qui est le lot de bon nombre d’entre nous dans la société actuelle, en Islande mais pas seulement, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse d’amour véritable. Illska tourne beaucoup autour de la question de l’identité, de l’appartenance ou du refus d’appartenance et par extension, évoque le danger identitaire, et c’est donc avant tout une très ambitieuse œuvre sociopolitique, avec un regard qui se dote d’un recul historique. On en ressort comme essoufflé, avec un goût amer en bouche, car qu’elle que soit l’époque ou l’idéologie, lorsque le mal est en marche, qu’il est légitimé, qu’on peut classer les individus en désirables ou indésirables, que le meurtre et donc toute les humiliations imaginables sont tolérés, encouragés ou même légalisés, alors l’horreur dépasse tout. Illska est un vertige. Cette tapisserie aux motifs qui alternent sans arrêt et de plus en plus vite, peut donner mal à la tête.

Ce qu’il en ressort c’est que tout le monde se retrouve un peu victime, un peu bourreau, rien n’est tout noir, tout blanc, le mal entraîne le mal tout autant parfois que de vouloir à tout prix faire le bien, et seul l’amour, le véritable, c’est-à-dire celui qui sait pardonner, aurait la possibilité d’arrêter le sang que l’on fait couler, mais ce n’est pas facile, ce n’est jamais gagné, car « toute violence nous prive d’humanité. Que nous soyons celui qui frappe ou celui qui encaisse les coups ».

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Illska d’Eiríkur Örn Norddahl – traduit par Eric Boury - Métailié, 20 août 2015. 600 pages, 24 €.

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Eiríkur Örn Norđdahl est né à Reykjavik en 1978 et a grandi à Isafjordur. Il a commencé à écrire vers 2000, mais la nécessité l’a amené à faire d’autres choses pour gagner sa vie. Il a vécu à Berlin en 2002-2004 puis dans plusieurs pays d’Europe du Nord, en particulier à Helsinki (2006-2009) et en Finlande (2009-2011) et dernièrement au Viêtnam. En 2004, il a été un des membres fondateurs du collectif poétique d’avant-garde Nyhil, en Islande. En 2008, il a reçu le Icelandic Translators Award pour sa traduction du roman de Jonathan Lethem, Les Orphelins de Brooklyn. Il a obtenu une mention Honorable au Zebra Poetry Film Festival de Berlin en 2010 pour son animation poétique, Höpöhöpö Böks. En 2012, Norddahl a reçu le Icelandic Literary Prize, catégorie fiction et poésie, ainsi que le Book Merchants’ Prize pour son roman Illska.


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