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L’Indifférence

dimanche 1er décembre 2013, par Sandrine Rotil-Tiefenbach


Elle est, à tort, confondue avec le Mépris. Au premier abord, on les dirait presque jumeaux mais il n’en est rien. Le Mépris, lui, se mérite. Elle, n’a aucune exigence. Le Mépris est un pouvoir suprême. L’Indifférence est la liberté suprême. Une bulle autarcique, une félicité. Égalité d’humeur. Absence totale de ressenti. L’Indifférence est vide. Encore, faudrait-il que le vide ne soit pas empli de lui-même. Aussi, l’Indifférence est plus vide que le vide. Ce n’est pas le sommeil. Est là sa force mystérieuse. En aucun cas le quotidien n’est dérangé par elle. Sa transparence est parfaite. Grande dame aux yeux cachés sous des lunettes sans tain, elle est bien davantage proche de la Mort, dont les traits ont la glacitude. Il est même probable qu’elle soit l’une de ses plus certaines rivales. La Mort est physique, l’Indifférence est une théoricienne. Elles tuent, toutes deux, individus, masses, peau de planète, regardez-les, depuis la nuit des temps, trancher le vif à tours de vents et marées tournoyants ! Assassins et innocents se mélangent devant comme derrière les barreaux. On ne sait plus qui est qui. Et d’ailleurs on s’en fout. Suffit de se laisser aller. L’Indifférence ne naît de rien. Un beau jour elle est là. Larme sans sel, sans eau. Pas de larme. Il se peut aussi qu’elle eut été déjà là, avant. Ou mieux, depuis toujours... Mais passons. Comment faire, c’est très simple. Voici.

Restez toujours à l’écart. Ne prenez jamais position. À toute question que vous pouvez vous poser, je dis bien à toute tous genres confondus, répondez-vous systématiquement par celle-ci : « Et après ? »

A la réponse obtenue, répondez-vous à nouveau : « Et après ? » et ainsi de suite, indéfiniment.

Aux pires projections, « Et après ? » apaise et a réponse à tout. Vous êtes malade ? Vous pourriez l’être ? Vous pourriez l’être incurablement ? Reprenons. La maladie incurable amène à la mort, la mort amène à la vie après la mort, et la vie après la mort, on n’est pas sûrs que ça existe, alors vous n’allez pas vous rendre malade pour un truc qui n’est même pas sûr ! La postérité... Oui. Oui, là, je vous suis. L’ego, ça ne se discute pas. C’est terriblement important. Eh bien j’ai quelque chose qui va vous faire plaisir. Figurez-vous que votre ego, c’est votre Indifférence. C’est elle ! Elle est là ! Elle est exactement là ! N’est-ce pas formidable ? Votre bulle de moi vous protège ! Seul l’ego est ! Vous derrière votre écran qui me lisez à cette heure, vous qui êtes au calme chez vous, ou à votre travail, surtout ne vous inquiétez de rien. D’autres sont en train de s’occuper de tout. Vous n’avez aucun souci à vous faire. L’été est là, quelle joie ! Vos vacances sont posées, vous avez projeté une jolie virée en mer ou en montagne ? Vous êtes fatigué et vous l’avez mérité. Aussi profitez de ce répit annuel et chouchoutez votre Indifférence, votre meilleure amie, cette bonne santé. Vous en reviendrez bronzé, et frais et dispo pour un nouveau tour de force professionnelle. En dehors de cela, rien n’existe... rien n’est sûr. Là est la seule certitude qui vaille en ce bas monde.

Car, ne perdez pas de vue qu’Illusion tout est illusion. Nos impressions sont certes criantes, mais leur force suffit-elle à décréter de science sûre qu’elles font état de ce que nous appelons la Réalité ? Oui, cette table est dure, quand je tape dessus, cela fait toc toc, et si je tape dessus avec une violence inouïe, non contente d’abîmer le matériel, je vais me faire mal aux doigts. Mais qu’est-ce qui me prouve que cette table existe ? Ma douleur ? Et en quoi ma douleur serait-elle davantage une preuve que cette table ? Tout cela n’est peut-être qu’une sombre couverture... Et qui ne dit pas que cette couverture n’est pas en train d’en cacher une autre ? Et qui dit que cette couverture est bien une couverture ? Et puis qui dit qu’elle ne l’est pas ?

S’il vous plaît, au nom de quoi, prétendre ici, plutôt que là ?

En celui d’un idéal, du bonheur pour tous, quelque chose comme ça ? Mais enfin, être heureux, c’est simple ! Etre heureux, c’est avoir du plaisir. Et avoir du plaisir, c’est avoir du désir. Rien d’autre. Etre heureux, c’est simple, on est fabriqué pour ça. Vous avez faim, vous mangez. Ça pousse, vous chiez. Vous avez soif, vous buvez. C’est plein, vous pissez. Vous avez sommeil, vous dormez. Vous bandez, vous mouillez, vous faites l’amour ou vous vous masturbez. Vous aimez, vous pensez et puis... Tout cela n’est qu’une suite de désirs ayant appelé des plaisirs. Rien d’autre. Etre heureux, c’est simple. C’est physique. Même la souffrance travaille pour le plaisir en tant qu’alarme pare-feu. Etre heureux, ça commence comme ça. Et après ? Depuis le cocon ouateux de notre Matrice, à quoi sert-il de faire ? Qu’y a-t-il seulement à savoir ? Votre numéro de série est inscrit à l’interne de votre derme, en un lieu anatomique que votre mère en personne a oublié. Mais au fond, est-elle bien votre mère ?

Allez ! Tout cela n’a pas grande importance. Les morts ne sont pas des morts. Pas même la petite suicidée que vous avez trahie avant-hier soir. La viande est saine. La Nature se retapera toujours bien toute seule avec le temps, l’euthanasie de Mémé sera bientôt légale, les congés toujours rémunérés, et la Sécu ne servait qu’à vous rendre dépendants de cachets superflus. Pour ce qui est des lois, en quoi seriez-vous concerné ? A notre époque, tout le monde a déjà fumé un joint, vous savez. Même votre oncle. Alors, dites « Et après ? » et respirez...

Tout va bien.

***

Publié pour la première fois sous le pseudonyme Fauve - 2003 - source : Hermaphrodite


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