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Sienne de vie

dimanche 29 septembre 2013, par Séverine Capeille


Z’aurais pu tomber plus mal. C’est ce qu’on appelle la sanse. Le coup de bol, quoi. Suffisait qu’il ne me voie pas. Ou qu’il m’ignore comme les autres. Z’en ai même vu qui accéléraient. Pied au planser. Comme si z’allais les mordre, comme si z’étais mésant. C’était une étranze soze que de les voir faire, surtout les enfants, que ze pouvais observer plus longuement, avec leur nez collé à la vitre arrière. Ils me faisaient de grands signes avec les mains et ze croyais parfois qu’ils auraient le bras assez long pour faire revenir la voiture, pour attraper le bout de corde qui pendait à mon cou, pour m’emmener avec eux n’importe où…
Enfin, z’ai couru pendant des heures.
Au début, z’étais content parce que z’avais mis un sacré bout de temps pour me libérer. Le nœud était serré. Z’avais dû tirer, mordiller, tourner autour de l’arbre, et z’avoue que z’étais à deux pattes de tout abandonner quand z’y suis arrivé. Alors, z’ai couru. Z’ai suivi la route. La RN7. Z’ai pas sersé à comprendre. Z’me suis zeté dans la course pour me vider la tête. Parce que plus on court, et moins on pense. C’est ce que font tout le temps les humains pour oublier leur sienne de vie, et la Fauseuze qui les attend au bout. Moi, fallait que z’oublie d’où ze venais. Le collier de force et les coups de pied. La peur de ne pas réussir à me retenir pour pisser. Courir pour oublier tout un tas de trucs, même ceux que ze pensais ne pas regretter. Le bruit du moteur qui redémarre. Les feux arrière de la BMW. Une voiture très sic qu’il ne fallait pas salir. Zamais. Même quand il pleuvait. Des sièzes fraziles, à ce qu’ils disaient. Z’avais beau essayer de faire attention, ze me prenais de sacrées roustes… Un zour, ze suis mal retombé et z’ai perdu une dent devant. Z’ai vu rouler mon incisive zusqu’à une bousse d’égout. Impuissant. Oh, ze n’ai pas vraiment eu mal, z’avais dézà l’habitude d’encaisser les socs, mais z’avoue que z’ai perdu de ma superbe sur ce coup.
Et de mon élocution, aussi…
Fisstre ! Comme z’ai détesté cette bagnole ! Détesté pendant des années. Zusqu’à ce platane. Z’aurais voulu la retenir, la BMW. Ze l’ai regardée partir et plus ze la voyais s’éloigner, plus des douleurs m’envahissaient. Partout. Des cicatrices qui se réveillaient. Des plaies qui s’ouvraient. Ze n’avais zamais eu aussi mal. Et ça ne venait même pas de la corde qui lacérait mon cou, non. C’était à l’intérieur. Z’étais tout cassé. Comme lui. Lui aussi, il a l’air tout cassé. Au début, franssement, ze me suis demandé pourquoi il s’était arrêté. Z’ai même trouvé suspect qu’il m’installe sur le sièze avant de sa Twingo. Il a roulé longtemps sans dire un mot. Et moi, ze n’en menais pas larze, à côté. Z’osais à peine respirer, tout recroquevillé, les pattes repliées pour ne rien abîmer. Quand il a approché la main pour me tapoter le crâne, z’ai eu peur. Z’avoue, z’ai flippé. C’est là que z’ai entendu le son de sa voix. Il a dit : « N’aies pas peur ». Il a dit : « Tu ne crains rien ». Et il s’est mis à raconter tout un tas de trucs sur sa vie et sur les siens, qu’on avait plein de points communs. Il a parlé des zens qui font souffrir et qui s’en vont ; des salauds qui dominent et des bâtards qui restent sur les bords des semins. Il ne s’arrêtait plus. Ni de parler ni de conduire. Ze crois que ça lui faisait du bien. Il était musicien. Il aimait zouer de la batterie. Il disait que la musique, ça rend plus humain. Et la poésie. La poésie, aussi. Mais qu’il n’y avait plus rien. Que les zens n’avaient plus le temps. Qu’ils consommaient et qu’ils zetaient autant qu’ils abandonnaient les siens. Et il me caressait le dessus du crâne. Et il regrettait de ne pas savoir qui m’avait mis dans cet état ; qu’il leur aurait fait passer un sale quart d’heure. Moi, ze l’observais sans bronsser. Z’aurais bien voulu lui filer l’adresse de la BMW…
Il a mis un CD.
Il fallait penser à l’avenir. Ça ne servait à rien de remuer le passé. Mais à la deuxième sanson, ze l’ai vu essuyer une larme avec sa mansse. Il a arrêté le poste. Dans le sourire de politesse et d’amertume qu’il a tourné vers moi, z’ai remarqué qu’il lui manquait une dent à lui aussi, une petite dent sur le côté. Z’aurais voulu lui demander qui l’avait mis dans cet état… Mais ze n’ai pas osé. Nous avons roulé zusqu’à la fin du zour et l’étoile du Berzer. Il me l’a montrée dans le ciel. Il a dit que les zens croyaient que c’était une étoile, mais que c’était faux, que c’était une planète qui tournait autour du soleil, que c’était Vénus, la plus belle des planètes, la planète de l’Amour, qui brillait plus que les autres.
Et il s’est tu.
Nous nous sommes arrêtés pour reprendre de l’essence. Ze l’attends sur le sièze avant de sa voiture et plus ze l’observe par la vitre, plus ze me dis que z’aurais pu tomber plus mal. Bien plus mal. C’est ce qu’on appelle la sanse.

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