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Chacun s’agrippe à ce qu’il peut pour ne pas tomber.

mercredi 27 avril 2011, par Séverine Capeille

La lumière
7h41, métro
Les pieds écartés, en équilibre
La petite femme qui double tout le monde
Le bouton vers la porte pour appeler du secours

Des Finitions de l’Amour...


7h41. Le métro est bondé. Lisa va être en retard à son cours. Elle baille en oubliant de mettre sa main devant la bouche : elle n’a pas beaucoup dormi. Sa promenade nocturne s’est un peu prolongée à cause d’un mur découvert au moment où elle s’apprêtait à rentrer chez elle. Un mur immense, vieux et abîmé. Un fond de chaos pour disséminer son monde avec des bombes colorées. Lisa aime graffer. Depuis six ans, comme une enfant sur une piste aux trésors, elle cherche des supports. Des toiles semées d’obstacles, de creux, de trappes et de contournements. Quand la lumière tombe sur les surfaces imparfaites, elle défie l’interdit et l’impossible. Surtout l’impossible. Les toits des plus hautes maisons, les bords d’autoroutes et les ponts. Parfois, elle découvre un chantier. Au milieu des autres, un immeuble est détruit, rasé. Enfin, pas complètement. Sur une ultime paroi, dans le renfoncement, on voit encore les empreintes des appartements. On reconnaît les traces des différents papiers peints, des palimpsestes de vies superposées. Lisa aime bien ce genre d’endroits. Elle invente des histoires comme elle le faisait avec ses maisons de poupées d’autrefois. Elle dessine des personnages, crée des animations sur les couches successives de sédimentation. Elle s’approprie l’usure. Elle recouvre la matière et elle creuse l’instant. Lisa a vingt ans.
Les Bip Bip signalent la fermeture des portes. La petite femme qui double tout le monde est encore là ce matin. Elle est toujours la première à s’engouffrer dans le wagon, même si elle arrive après les autres. Elle joue si bien des coudes, clame tellement fort qu’il faut la laisser passer, comme si sa vie en dépendait, que jamais personne ne lui dit rien. Les uns sont ébahis par tant d’audace, les autres la croient folle, et tous lui lancent des regards de désapprobation qu’elle ignore avec aplomb. Chacun se retrouve confiné dans un espace restreint, s’agrippant à ce qu’il peut pour ne pas tomber, mais elle, la petite femme qui double tout le monde, parvient à obtenir une place assise presque à chaque fois. Ça énerve Lisa. Les pieds écartés, en équilibre, elle observe ce personnage énigmatique en écoutant son MP3. Ne sachant quelle vie lui inventer pour la trouver aimable, elle détourne les yeux pour les poser sur un point imprécis de la vitre. Dans le vague, comme on dit. Elle voit défiler les couloirs souterrains.
Lisa suit les lignes de fuite. C’est son habitude. Les labyrinthes. Le mystère. Noir, lumière, noir, lumière… Les points suspendus de ses rêves alors qu’elle a les yeux ouverts. Elle baille. Cette nuit, elle n’avait qu’une seule bombe dans son sac. Une seule bombe noire. Alors, quand elle a vu le mur au détour d’un croisement, elle l’a regardé pendant un long moment, et puis elle s’est décidée à laisser son empreinte. Comme le lieu, ainsi que le moment et les circonstances ont un immense intérêt à ses yeux, Lisa a graffé une bombe ; de celle qui explose quand on allume la mèche, bien ronde. C’est presque le même geste, enfantin, de la main qui esquisse une pomme. Un geste anodin, en somme. Il y a juste une différence au sommet du cercle, au niveau de l’émergence du trait qui signale la tige du fruit ou la gaine de coton servant à mettre le feu.

Un creux pour la pomme et un renflement pour la bombe. Presque rien. Entre Eve et la destruction du genre humain. Presque rien.

Lisa a examiné les contours de son ébauche et commencé à le remplir de noir. Mais pas complètement. Quand elle était enfant, elle laissait toujours un petit trou vide dans un coin de la pomme pour indiquer le vers qui s’était réfugié dedans. Face à la bombe, c’est un énorme cœur qu’elle laisse en blanc maintenant. Un cœur au cœur de l’extermination et de la fuite du temps.
Le mur défile. Les arrêts dans les stations. Les Bip Bip couverts par la musique, comme un encéphalogramme en fond sonore.


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