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Le clochard ricanant

Avec l’aimable autorisation du Cherche-Midi

samedi 30 octobre 2004, par Franca Maï

T’as jamais vu la mer, petite et tu n’es pas prête de la voir. C’est ton destin. Tu ne verras jamais la mer, parce que j’en ai décidé ainsi. Ton cou est tendre, ta peau rose et potelée et personne ne t’a expliqué qu’il ne fallait jamais accepter les bonbons d’un inconnu. Surtout s’il pue et si la faim tenaille son ventre. Il se transforme alors en bête.

Y’a bien longtemps, une petite fille comme toi, jouait sur mes genoux, puis deux, puis trois, toutes claires et blondes. C’était la maison du rire. Un jour, la boîte pour laquelle je trimais dur a licencié et j’ai fait partie du premier wagon de déchets. A partir de ce moment précis, la descente aux enfers a commencé et la métamorphose a élaboré son travail minutieux. Mes yeux ne regardaient plus vers le haut, ma tête s’inclinait ostensiblement vers le caniveau. Des kilomètres de trottoirs se sont déroulés tels des tapis rouges sur lesquels mes pieds s’habituaient à écraser les excréments pour en faire des œuvres d’Art. Ce n’est pas parce que l’on est à la rue que l’on doit oublier le rêve.

Au commencement, je n’ai rien dit. J’ai fait semblant de partir au travail. Je n’ai rien changé à mes habitudes. Je prenais le bus. Je rentrais dans le café habituel, je commandais mon petit verre de vin blanc, je me pointais devant la porte que j’avais traversée pendant plus de quinze années, une voûte céleste en fer forgé et j’attendais. Les quelques collègues rescapés me saluaient puis détournaient vite le regard comme si le simple fait d’être à l’extérieur pouvait porter la poisse. Je passais ma journée devant le grand édifice à savourer le silence puis j’attendais le soir qu’ils rejoignent la sortie juste pour qu’ils n’oublient pas qu’un jour ou l’autre la machine infernale de la rentabilité les broierait et les propulserait dans la zone de non retour. Dehors, ils retrouvaient alors un chouïa d’humanité et quelquefois l’un deux me payait un verre. Ils me parlaient de leurs femmes, de leurs enfants, de leur fatigue imminente, J’étais une espèce de substance fibreuse qui épongeait leurs soucis. Il ne me demandait jamais comment j’allais par peur d’une réponse déstabilisante. Tout ça me convenait. J’étais l’équilibriste sur le fil du néant.

Le premier mois, j’avais quelques économies. Quand j’ai ramené la paye, ma femme n’y a vu que du feu. Les filles continuaient à sauter sur mes genoux, les gloussements persistaient mais moi je n’avais que le masque du rire et les borborygmes évadés de ma gorge. Je continuais à faire sonner le réveil, à prendre le bus et à squatter les vestiges de mon ancien boulot. Par contre, j’avais un problème de libido. Mon sexe était lénifié. J’étais un homme sans membre.

Puis je me suis aperçu qu’en me levant un petit peu plus tôt, j’évitais de prendre le transport en commun et ainsi je faisais des économies. Ca me permettait d’assurer encore le petit verre du matin et de rester en forme pour la journée. Des crampes d’estomac ont commencé à faire leur apparition régulièrement. J’avais faim, la faim engendrant la faim dans une spirale infernale. J’imaginais des oies nues et dorées enrobées de foie gras. Je voyais mes dents mordre leur chair caramélisée. Ca me calmait le temps de la vision. J’ai compris qu’il fallait que je projette les oiseaux palmipèdes avant leur cuisson pour apaiser plus efficacement le mal. Donc les oies naissaient, gambadaient dans un pré violet, s’entretuaient et quelquefois se retrouvaient au Lido à lever leurs pattes en exhibant un trou béant.

« J’te suce si tu m’donnes cent balles » la fille tout juste majeure, avait les yeux morts et elle s’agrippait à mon imperméable. Elle avait une grosse bouche rouge cerise. « Ecoute, j’suis en descente, j’ai besoin de ma dose, donne-moi cent balles baby et j’te régale avec ma gorge ». Je l’ai plaquée contre le mur et j’ai sorti ma queue molle. Elle s’est agenouillée et a commencé à m’aspirer le gland d’une façon phénoménale tandis que sa langue entamait une danse folle. Une hallucination, cette meuf. En l’espace d’un éclair, j’ai joui et je lui ai filé un feu d’artifice de sperme emmagasiné depuis des mois. Elle a tout recraché en faisant la grimace. « Donne-moi mes cent balles » Je me suis barré, un peu groggy par cette performance, mais elle me poursuivait en couinant « Salaud, donne-moi ce que tu me dois ». J’ai accéléré le pas, mais la garce avait du répondant, elle ne lâchait pas prise et s’accrochait à mon vêtement. C’est alors que j’ai entendu la mélopée d’une déchirure et ça m’a mis furieusement en colère de voir le tissu en pièces. J’lui ai décoché une droite, son nez s’est mis à pisser le sang, ça l’a calmée et j’ai eu juste le temps de m’échapper par la voie ferrée. J’avais vachement faim, j’ai gratté la terre et j’ai avalé un ver de terre. Le mac Do du pauvre, j’ai pensé. Puis j’ai filé à mon poste habituel et j’ai regardé mes collègues passer.

Ma femme m’a dit « tu ne crois pas que l’on devrait racheter un canapé , arrête de garder tes sous comme un rat, on n’a qu’une vie et les filles grandissent… » J’ai commencé à ne me raser qu’un jour sur deux. Maintenant pour le mois qui arrivait, je ne savais pas comment faire pour régler le loyer. Je n’avais aucune solution. J’ai eu l’idée de taper les anciens collègues de travail et dans le café autour d’un pastis, ils ont fait une collecte. Ca m’a touché mais ils m’ont bien précisé qu’ils ne pourraient pas le faire systématiquement et qu’il fallait que je trouve une autre sortie de secours. Le fric glané a soulagé leur conscience, ils étaient sereins et n’abordaient plus le regard coupable de ceux qui sont restés à l’intérieur. Ca m’a fait penser à ceux qui refilent leurs médicaments périmés pour le tiers Monde et j’ai eu un petit ricanement intérieur.

Mes chaussures prennent l’eau et quand les semelles touchent le caniveau elles égrènent une petite musique de naze. Mes chaussettes trempées me pourrissent la vie et c’est grelottant que je monte la garde devant mon édifice. Aujourd’hui, le gardien est venu me parler et m’a dit que peut-être ma place était ailleurs, là où il y avait du travail. Je l’ai regardé du haut de mes cinquante ans et je lui ai demandé s’il croyait vraiment en ce qu’il me racontait, il a rigolé et m’a filé un bout de son sandwich et des chaussettes sèches. On a regardé la pluie tomber et faire des rigoles sur le macadam.

« Tu as une maîtresse » Ma femme était dans tous ses états « Tu pars plus tôt le matin, tu ne me fais plus l’amour, ton regard est absent et tu ne ris plus avec les filles…ne sois pas lâche dis-moi la vérité… C’est qui, j’la connais la pouffiasse ?… » Puis elle s’est mise à pleurer convulsivement et je ne savais pas quoi faire. Je l’aime tellement, je ne veux pas la blesser. Elle est tout pour moi, on a grandi ensemble, on a sculpté des enfants dans la félicité, je ne veux pas qu’elle souffre, mais je ne sais pas comment faire, comment la rassurer. Je l’ai pris dans mes bras mais elle m’a repoussé « tu sens la chatte avariée ». J’ai quitté la maison, la mort dans l’âme. Et j’étais révolutionné dans la tête, je ne voulais pas la perdre. Je me suis dit que j’allais lui faire une surprise.

J’ai troué la première vieille qui passait, je l’ai laminée avec un couteau, j’ai sectionné sa carotide profond. Elle a porté ses mains à la gorge et ses mains sont devenues rouges. Elle m’a jeté un regard interrogateur sans animosité aucune et j’ai piqué son sac en la laissant agoniser sur place. Je me suis dit que peut-être je lui avais rendu service, sa vie n’avait pas l’air très gaie. J’avais commis un acte altruiste. Puis j’ai pensé que peut-être quelqu’un l’attendait dans une maison et que cette personne n’aurait plus jamais le sourire. J’ai regretté mon geste mais c’était trop tard. Alors j’ai pénétré dans le magasin du centre ville et j’ai choisi le plus beau canapé en velours écarlate. J’ai exigé qu’il soit livré dans la matinée et j’ai rajouté un mot à la main d’une petite écriture tremblante : « je t’aime mon amour, à la vie et à la morgue !… »

J’ai vu la BMW du patron traverser la voûte céleste en fer forgé et s’arrêter devant la cahute du gardien, lui parler et repartir sur les chapeaux de roues. J’étais très en colère de constater qu’il ne m’avait même pas salué après quinze années passées dans sa boîte. Le gardien s’est dirigé vers moi d’un pas mal assuré et il m’a dit : « il faut que vous dégagiez, Monsieur Arnault, je risque ma place » Je lui ai répondu : « Il faut être cohérent, un jour tu m’offres des chaussettes, le lendemain tu joues leur jeu… » « Monsieur Arnault, il faut comprendre, j’ai une famille … » « Et moi, crétin, j’ai quoi ? Une collection de miniatures anorexiques ? » « Ecoutez, Monsieur Arnault, j’ai pas envie de vous frapper, soyez gentil, dégagez… » Je me suis accroché à la grille et je l’ai mesuré du regard. Son poing est parti, j’ai chancelé mais je me suis tenu de nouveau droit devant lui. Il pleurait le bâtard, mais il a continué. Il était formaté et payé pour ça. Les collègues sont passés devant moi, ils ont détourné leur regard et leurs yeux étaient vides comme si tout cela relevait de l’irréel. Mais les coups je les prenais bien, j’étais au sol plié et il me travaillait les cotes.

Dans l’ambiance enfumée du café, je me suis dirigé vers les toilettes et j’ai maté ma tête. Je faisais peur. La patronne m’a tendu une main secourable et a nettoyé les plaies. « C’est quoi ce monde où nous vivons ? » Elle a répété cette phrase au moins dix fois en dodelinant de la tête, puis elle m’a offert un verre. J’ai fermé ma gueule et j’ai attendu les autres. Lorsqu’ils ont pénétré le lieu, il y a eu un silence gêné. Ils ne savaient plus où poser leurs carcasses ni comment ils s’appelaient. Ils étaient tétanisés. Je leur renvoyai le miroir intègre de leur âme. J’ai dit tout haut : « En temps de guerre, on voit où sont les lâches… Ce sont toujours les mêmes, ceux qui n’ont pas les couilles de dire ça suffit, assez !, ceux qui contribuent à laisser la machine infernale en marche par leur acceptation et leur consentement soumis. Bande de blaireaux… regardez-moi bien, regardez bien ma gueule défoncée car un jour ça va vous arriver… » . J’ai propulsé ma tête au niveau de leurs yeux et je les ai contraints à regarder. Puis j’ai pris un chapeau et j’ai fait la quête. Ils ont tous donné comme à confesse. Ils étaient blêmes, maintenant ils savaient qui ils étaient.

J’ai laissé pousser ma barbe, j’avais même plus le courage de me raser. Ma femme m’a demandé si c’était pour plaire à ma maîtresse que j’adoptais ce nouveau look. J’ai haussé les épaules. Je ne pouvais rien justifier et elle commençait à me gaver avec ses scènes. Mais j’ai continué à la regarder avec tendresse car ma femme, elle est vraiment très belle, ses traits sont d’une finesse à couper le souffle et mes filles lui ressemblent. Elles vont faire un carton plus tard. Je ne veux vraiment pas les perdre. Je suis retourné faire le guet devant mon édifice et je me suis posté à cent mètres du gardien. Les collègues m’ont fait des petits signes discrets mais c’était comme s’ils avaient des tics. De loin, t’aurais pu penser à une cohorte hémiplégique. Mais enfin ça fait toujours chaud au cœur de savoir que l’on n’est pas seul au monde. La BMW est passée rageuse à mon niveau pour s’évader dans ses sphères paradisiaques et il a commencé à pleuvoir des cordes. Je devinais qu’aujourd’hui aucune chaussette sèche ne serait au rendez-vous et j’ai commencé à claquer des dents, le bruit m’a conforté.

Tendre la main n’a pas été facile, mais je l’ai fait. Timidement au début. La première pièce qui est tombée dans ma paume sentait l’ail. J’ai même pas relevé les yeux pour voir qui en était le bienfaiteur, j’avais trop honte. Je regardais mes souliers avec le petit trou qui se pointait à l’horizon et je m’amusais à faire bouger mon orteil gelé. « Un grand gaillard comme vous, ça doit pouvoir trouver du travail » J’ai relevé la tête et j’ai découvert un minois tout rieur planté sur un corps de femme à la quarantaine plantureuse. « Ca vous intéresse quelques menus travaux » Je l’ai suivie. Comme toutes les bonnes femmes de son espèce elle était nulle en plomberie. Sa cuisine était inondée et j’ai commencé par patauger en bouchant les trous. Elle a lessivé puis m’a filé un verre d’un très bon vin mais comme je n’avais rien mangé, j’ai la tête qui a tourné très vite et j’ai été obligé de m’allonger sur son lit. « Pas solide le gaillard » Elle se foutait de ma gueule mais elle a compris et elle est revenue avec un sandwich rassis au jambon beurre. « Tu aimes lécher les chattes » Elle a relevé doucement sa jupe. Elle ne portait pas de culotte et j’ai découvert une toison noire ébène. Elle m’a enjambé et a écarté ses cuisses au niveau de mon visage. Elle s’était trop parfumée et ça m’a donné un haut le cœur mais comme elle a posé son sexe autoritairement sur ma bouche, je n’avais plus que le choix de fermer les yeux et de penser très fort à ma femme en ne ménageant pas ma langue. « Pas mal » elle s’est resapée a touché mon sexe et a vu que je ne bandais pas. Elle m’a dit « si tu veux, la salle de bains est libre » je n’avais qu’une envie c’était de me tirer, je me sentais mal à l’aise, j’ai tendu la main. Elle m’a regardé avec son faciès de souris « tu rigoles, j’espère ». La rage m’est tombée dessus et je l’ai basculée en lui tirant les cheveux, elle a eu l’air d’aimer ce contact. « Non, je ne rigole pas petite merdeuse, l’esclavagisme c’est fini, tu crois pas que tu vas aller faire ton marché en toute impunité et qu’on va se laisser rabaisser, aboule le fric et donne-moi ce que tu me dois… 1 heure de plomberie et 1 heure d’exercice buccal et crois-moi ce n’était pas une sinécure… » Ca l’a vexée. Elle s’est fermée et m’a tancé vertement : « Et moi qui pensais faire une bonne action, tu pues Man…Tu te prends pour qui, j’ai pas un kopeck, tu t’es servi en nature ». Elle était maraboutée de la tête, la meuf. Là, j’ai vu rouge, je lui ai retourné un aller retour, j’ai sorti mon sexe et je lui ai pissé dessus.

Je suis rentré à la maison. Je n’ai embrassé personne. Je me suis douché et rasé de près et j’ai littéralement explosé ma peau tellement je voulais me débarrasser de cette putain d’odeur de parfum mélangé à la sueur. J’avais l’impression que l’effluve persistant me collait, j’avais la sensation d’être encore sale. Cette saleté je savais que je la transporterais longtemps. J’étais incapable de regarder ma femme dans les yeux. J’ai pris les trois filles sur mes genoux et on a joué et ri comme des petits fous. Ca m’a détendu. Le soir, j’ai éteint la lumière et j’ai fait l’amour à ma Reine délicatement. Je l’ai caressée longuement et j’ai passé ma langue dans tous ses orifices. J’ai attendu qu’elle m’offre tout son corps sans retenue, je voulais qu’elle sente que je l’aime. Lorsqu’elle a joui, je l’ai pénétrée brutalement et nos râles de plaisir se sont emmêlés. Je l’ai sentie rassurée. La putain d’odeur n’avait pas déserté mes narines. Je sentais la mort. Je suis allée à la cuisine et j’ai vidé la bouteille de vin blanc. Ca m’a refilé une sacrée pêche et comme je bandais de nouveau, j’ai pénétré le sexe brûlant de ma femme assoupie et je me suis balancé dans son corps longtemps, longtemps pour m’endormir. Elle a murmuré dans son sommeil : « Je te retrouve enfin, mon Amour ».

J’ai de plus en plus de mal à lever mon grand corps, mais je dois absolument donner le change, alors après des efforts surhumains, je retrouve mes pieds avançant l’un devant l’autre qui me conduisent directement sur le lieu de feu mon job. J’ai dégagé à trois cents mètres sur la gauche et me suis placé au tournant au milieu des grandes herbes. Je vois toujours l’édifice mais je ne suis plus dans la ligne de mire du gardien qui semble sur les nerfs. Mes collègues peuvent m’apercevoir par les fenêtres mais j’ai remarqué qu’ils avaient tendance à baisser les stores, à cause du soleil très certainement. Ma barbe pousse, elle cache mes traits tirés. Elle cache ma faim. Je mange des fourmis, c’est bon mais ça ne remplit pas un ventre. De temps en temps, je me pointe sur la petite esplanade située à 1 kilomètre d’ici et je tends la main « A votre bon cœur, Messieurs Dames » De temps en temps, je récolte et quelquefois, je tends la main pour rien. Juste une goutte de pluie. Puis je ne sais pas ce qui s’est passé, pourquoi ce destin de merde s’est acharné sur moi, toujours est-il que la voiture de ma femme a croisé mon chemin et qu’elle n’avait strictement rien à foutre dans ce coin précis. Je l’ai vue me découvrir avec stupeur et j’ai compris par ses gestes maladroits qu’elle tentait de me cacher au regard des filles. Elle a foncé à ma hauteur et j’ai distingué la plus petite se retourner et me faire un grand signe de la main en criant : « Papa ». Je n’ai pas pu rentrer le soir, la honte nourrissait mes veines. Je me suis beurré aux frais de la patronne du café et j’ai baisé vite et mal la fille de salle qui m’aimait bien car je la faisais rire. J’ai dormi trois jours non stop. Dès que je sentais mon œil s’ouvrir, je replongeais avec une ténacité hors normes dans le coma temporaire. Je ne voulais plus voir ma vie.

Puis tu es obligé de rentrer, un jour ou l’autre tu rentres toujours, au pays, au bercail, au pieu, au cimetière, enfin quelque part. J’ai frappé à la porte et personne ne m’a répondu. J’ai pénétré dans la maison et là, un ouragan avait tout remballé. Plus aucun meuble, tout avait disparu avec femme et enfants. Ce que tu ressens est indescriptible sauf peut-être cette envie lancinante d’accrocher une corde et de te pendre avec. Je ne sais vraiment pas où tu pioches cet instinct de survie qui t’accompagne jusqu’à la frontière de l’autre monde et qui te protège. Y’avait juste une grosse blatte qui sévissait dans la cuisine et tu te surprends à éclater d’un rire nerveux et tu cognes ta tête contre l’évier.

Ca fait maintenant trois années que je vis dans le virage. Je me suis organisé, j’ai un caddie, deux couvertures et une clochette pour annoncer l’arrivée de mes invités au cas où… L’édifice a été complètement repeint le patron a rajeuni l’équipe avec des cdd et sous-traite avec le marché asiatique. Mes autres collègues ont disparu au fil des mois, sans réagir et sans venir me saluer. Le gardien a été viré. C’est un vigile maintenant accompagné d’un chien à forte mâchoire, alors j’évite de trop m’approcher. Je me suis organisé. Les jours de marché, j’y vais à la fermeture et récupère les fruits et légumes légèrement pourris ou abîmés qui jonchent le sol. Les marchands de quatre saisons sont sympas avec moi et de temps en temps, ils me donnent la pièce pour un canon. Sinon je mange les racines que la terre m’offre généreusement, c’est très bon pour la santé. Je me lave une fois par semaine aux douches municipales, une employée m’a à la bonne et c’est elle qui me permet d’y accéder. Le reste du temps je tends la main et je dis « Merci » bien poliment. J’ai un petit pécule que j’ai planqué sous la troisième pierre en partant du goudron à gauche de la route. C’est pour les mauvais jours. J’apprends à apprivoiser les changements de temps et je découvre des couleurs absolument uniques dans le ciel. Des couleurs qui te trouent tellement elles sont surprenantes.

Et puis y’a un destin auquel tu n’échappes pas. Toi, tu ne demandes rien. T’as fait ton nid, tu es invisible, en marge de la société, tu as déjà tes habitudes. Quelques bonnes âmes qui s’inquiètent de ta santé mais en règle générale, tu ne cherches pas à t’approcher des gens. Tu sais ce qu’ils valent, tu ne crois plus en eux. Tu t’enfermes petit à petit dans ta solitude et tu causes avec toi-même. De grandes pensées philosophiques accouchent de ton cerveau et tu accèdes à une forme d’équilibre.

Alors y’a cette putain de BMW qui pile dangereusement à tes côtés en perdant une roue. Ton ancien patron est sonné dans le pare-brise mais tu sais qu’il vit encore. Sur la banquette arrière, il y a une petite fille toute blonde à la peau claire qui te regarde hébétée. Tu lui offres un bonbon, parce que tu sais que les petites filles aiment les douceurs. Et puis y’a ce fucking film qui tourne dans ta tête, obsédant. Tu revois ta maison, tes enfants, ta femme avant. Avant tout ce merdier. Et tu sais que cette petite ne verra jamais la mer et qu’elle n’est pas prête de la voir, car tes mains en ont décidé autrement. Tu sais maintenant que le monde auquel elle appartient, qui engendre cette race de gens spécifiques, ne comprend la misère du monde que lorsqu’elle est directement concernée. Et lorsque tes mains étranglent son minuscule cou potelée et que la petite vire au gris, tu t’excuses humblement, tu la prends sur tes genoux et tu voudrais l’entendre de nouveau rire. Mais c’est trop tard.


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