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Ne prend pas de voyageurs

samedi 29 septembre 2007, par Marlène T.

Sous l’abribus.
Il pleut des larmes sur les joues de Daisy.
Le lampadaire indécis s’éteint, s’allume, s’éteint. Un faux contact. Encore un putain de faux contact, pense Daisy. Rien qui ne tienne vraiment. Rien de solide, rien de durable. Ça se casse la gueule. Ça ripe, ça esquive. Un mouchoir en papier s’il vous plait !

Tom a tourné la tête à l’approche de ses lèvres.
« Je crois qu’on s’est pas bien compris… » qu’il a murmuré, son regard de lâche balayant le plancher. Daisy a ravalé son baiser, son chagrin, sa colère.
« Tu sais, ça n’a rien à voir avec toi, … »
« C’est bon, laisse tomber ! » a coupé Daisy.
Pas la peine d’en rajouter. Des inepties, elle en a déjà bu jusqu’à plus soif.
Alors avant que ses émotions ne passent par-dessus bord, avant que Tom n’ait l’idée de la consoler d’une accolade trop amicale, avant qu’elle n’ait envie de le gifler, Daisy est partie les poings dans les poches, à pieds joints dans les flaques, direction l’abribus. Direction ailleurs ! Tourner la page.

Ca tangue.
Marée montante sur les joues de Daisy.
Elle a le cœur qui chavire. Roulis dans l’estomac. Un baiser manqué coincé en travers de la gorge et sa boussole sentimentale qui perd le nord. A côté d’elle une vieille dame attend son bus en silence.
Il fait nuit noire. Le lampadaire vient de rendre l’âme. « C’est fini. » dit la vieille dame
« Oui. Il m’a largué… »
Regard vaguement interrogatif. Haussement d’épaules. Chacun ses petits soucis…

Pourquoi ça n’a pas marché avec Tom ? S’interroge Daisy. Problème de langage ? Il disait « La liberté n’a pas de prix », « Je suis bien dans tes bras, aujourd’hui. Demain, on verra », « Prendre du bon temps, ça ne mange pas de pain ». A ses côtés Daisy cuisinait une effeuillée de « Je t’aime, un peu, beaucoup, passionnément » assaisonnée de projets à long terme. Jet lag sentimental… Et puis ces histoires de pain, sans blague, ça rime à quoi ? Indigestion de maux.

« Il ne va pas tarder ! » dit la vieille dame.
« Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? »
« C’est écrit. »
« Vous croyez au destin ? »
« C’te question… Je ne crois même plus en Dieu mon petit. »
« Moi j’hésite. Je me trompe tellement souvent… »
« Faut regarder les horaires jeune fille. Très important le timing de nos jours. » La vieille dame consulte sa montre et ajoute « Il sera là dans deux minutes. »
« Tom ? »
« Mais non, le bus voyons ! »
Tom ne reviendra pas. Il va bien falloir l’admettre.

Deux minutes.
Ca peut sembler long parfois.
Daisy aspire au grand amour et piétine la tombe encore fraîche de son histoire mort-née. Le vent se lève. La pluie s’est arrêtée. L’air fraîchit. Le printemps est d’humeur taquine. Daisy frissonne. Le bout de ses seins en pointe sous son chemisier. Frottement du tissu, mi-sensuel, mi-douloureux. Souvenirs de Tom en résurgence. Ses mains, ses lèvres, son sexe fier. Flash back sur les étreintes. Leurs corps emmêlés dans les draps, essoufflés, dessus, dessous, noués, soudés. Daisy ferme les yeux. Mains moites, joues roses, elle soupire. A quoi servent les désirs lorsqu’on rentre seul le soir ? Tom n’était pas l’homme de sa vie. Au suivant !
« Et voila, il arrive ! » annonce la vieille dame.
« Qui ? »
« Le bus pardi ! »

L’engin freine, hoquette et s’immobilise aux pieds des deux femmes.
Ne prend pas de voyageurs, affiché en orange sur son front.
« Ah ben flûte ! Pourquoi c’est pas le cinq pour Belleville ? Il devait arriver à cinquante-six. Il est cinquante six pétante. C’est quoi cette histoire ? » s’inquiète la vieille dame.
« Encore une histoire qui ne mène nulle part… »
« Comme vous dites ! »

La vieille dame se lève, fait signe au chauffeur, tape à la vitre. Il fait non de la tête. Elle insiste. Il lève les yeux au ciel et ouvre la porte.
« Je ne prends personne madame, désolé. Mon collègue va arriver dans une minute »
« Peut être bien, mais dans une minute, il sera cinquante sept, pas cinquante six ! »
La vieille dame se rassoit sous l’abribus en bougonnant. « Si ça tombe, il sera pas là avant cinquante huit ou même cinquante neuf. On ne respecte plus rien de nos jours… »
A son tour Daisy s’approche du bus. Elle interpelle le chauffeur.
« Monsieur ? »
« Désolé, je ne prends pas de voyageurs, je viens de le dire à la dame ! »
« Et une femme dans votre vie, vous en prendriez une ? » demande-t-elle, a demi sérieuse.
Il rit.
« Ce serait pas de refus, mais je suis déjà pourvu. En revanche j’ai rien contre une petite incartade. » Daisy sourit. Fait non de la tête. Le fast-sex et le grignotage entre les repas, c’est mauvais pour la ligne de conduite. Il y a longtemps déjà qu’elle a cessé de picorer dans l’assiette des voisines. Le chauffeur hausse les épaules et cligne de l’œil avant de refermer la porte.

Daisy retourne s’assoire à coté de la vieille dame en murmurant :
« Et voilà, encore un mauvais timing. »
« M’en parlez pas ! On se demande pourquoi ils impriment des horaires. Mais dites-moi mon petit, qu’est-ce qui vous chagrine tant ? »
« Problèmes de cœur… Je ne trouve pas l’homme de ma vie. »
« Pourquoi pensez-vous qu’il ne doit y en avoir qu’un seul ? »
« Pardon ? »
« J’ai eu trois hommes dans ma vie. Le premier est parti, j’ai quitté le second et le dernier est au cimetière. Je les ai tous aimés sincèrement, immensément. Le grand amour ne s’écrit au singulier que dans les histoires. Trois hommes je vous dis ! Maintenant j’ai mon chat. Parfois je me dis que c’est pas plus mal. Enfin, surtout à mon âge. Et puis c’est silencieux un chat. »
« Pas de chats. Ni d’hommes. Pour l’instant il y a juste des types se succédant dans ma vie, sans y entrer. J’ai l’impression d’être un foutu de soulier de verre en train de chercher le pied qui lui convient. C’est fatiguant ces séances d’essayage… »
« Vous avez lu trop de contes de fée mon petit. Le prince charmant n’existe pas ! Et puis je vais vous donner un conseil : arrêtez de chercher. C’est lorsqu’on cesse d’attendre quelque chose que cela finit par arriver ! »
« Vous avez peut être raison… »
« Tenez, qu’est-ce que je vous disais : le voila ! »
« Qui ? »
« La bus pardi ! Et avec quatre minutes de retard. Mais on va pas chipoter… »


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