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Mortel Parallèle

jeudi 26 juillet 2007, par Marlène T.


Le jour se lève lentement à travers la brume traçant dans la chambre des rayures rosées à travers les stores. L’air est chaud ; humide aussi. Et puis il n’y a même pas de climatisation dans cet hôtel minable. Mais c’était le seul endroit d’où on ne pouvait la repérer ! Irène s’étire, repousse le drap d’un geste énergique, dévoilant sans pudeur ce corps de déesse dont elle n’est même pas fière. " Une douche, un café et au boulot ! " lance-t-elle pour s’aider à trouver encore un peu de forces au fond d’elle. Voilà des mois qu’elle traque ce monstre sans répit et il lui semble parfois qu’elle ne progresse pas, qu ’elle n’arrivera jamais à arrêter cette hécatombe. Pourtant, elle n’est plus très loin du but maintenant. Mais, même si elle a enfin l’avantage sur lui, elle ne peut pas - ne veut pas - courir le risque de le voir recommencer. Chaque seconde est précieuse ; elle a le prix d’une vie. S’il tue encore, c’en est fini de la carrière d’Irène. " Je n’ai pas sacrifié tant de choses dans ma vie pour en arriver là " marmonne-t-elle sous le jet d’eau brûlant qui n’arrive pas à nettoyer sa fatigue !

Nadine referme son livre, le doigt glissé entre les pages qu’elle vient de lire. D’un regard, elle replonge dans la grisaille de son quotidien. Comme elle aimerait être à la place d’Irène en cet instant ! Elle s’imagine, superbe héroïne de polar, sans mari - mais de nombreux amants - ni enfants, ni famille. Aucune attache, rien qui la retienne. Une vie palpitante, elle seule contre le crime. L’aventure et le risque à n’en plus finir. Nadine ferme les yeux et soupire. Ses mains glissent, caressent du bout des doigts des seins trop petits, des hanches trop rondes, qu’elle imagine moulés dans une superbe robe de cuir rouge sang. Elle voit les hommes se retournant sur son passage. Et elle sourit, étendue sur son grand lit aux drap usé ou Jean ne vient plus que très rarement dormir. "Tuuuuuuuttttt ". Les bruits de la rue la ramènent brutalement à la réalité. La nuit commence à tomber. Elle doit préparer le dîner, même si elle sait qu’elle finira par l’avaler seule devant la télévision.

" Je connais ta technique, je sais qui sera ta prochaine victime - enfin j’espère - mais je ne te comprends toujours pas. Pourquoi ? " Pensées amères ; café amer ; Irène doute un instant puis se reprend. Elle finit sa tasse d’un trait, déglutit en grimaçant et se rend d’un pas rapide à son poste d’observation. " Il a pourtant l’air si normal ... " se dit-elle. Il dit bonjour à l’épicière, achète le journal, marche d’un pas calme. Il ne vole pas ses victimes, ne les viole pas, ne les mutile pas. Il les choisit aléatoirement, dans un square, à la terrasse d’un café, dans le hall d’une gare. Le seul point commun qu’Irène a put trouver entre ces pauvres femmes est leur penchant pour la lecture des romans policiers.

Nadine se demande pourquoi il existe de telles perversions de la nature humaine. Pourquoi l’homme tue ses semblables ? Pourquoi l’homme, parfois devient fou. Et pourquoi ce connard de Jean la délaisse pour se taper une pétasse oxygénée qui exhibe sans honte ses pochettes surprises remplies de silicone. Pourquoi sourit-il sans cesse à cette Barbie qui ne sait pas aligner deux mots sans trébucher alors qu’il n’écoute même plus sa femme ? Pourquoi est-il sous le charme de cette poupée qui n’a de naturel que l’arôme fraise des bois du chewing-gum qu’elle mâche en jouant la Lolita, cachant ses premières rides sous du fond de teint bon marché. Et surtout pourquoi, elle, Nadine, attend-elle encore sans espoir cet homme qui n’est plus lié à elle que par une alliance qu’il ne porte plus et qu’elle ne continue d’aimer que par peur de la solitude. " Ménagère de moins de cinquante ans mon cul ! Je suis un être humain… " Les larmes aux yeux, elle replonge dans sa lecture colorée pour oublier l’insipidité de sa vie.

Irène est à son poste. L’esprit en éveil, le corps tendu. Elle ne le quitte pas des yeux son tueur. Pourtant, elle sait presque exactement ce qu’il va faire. Il sait que sa victime va venir. Il l’attend. C’est aujourd’hui qu’il va lui parler. Lier connaissance avant de tuer. Comme si c’était plus facile ! " Oh, non, on ne tue pas une inconnue quand on est si réservé... " En fait, elle a plutôt l’impression qu’il s’assure de quelque chose avant de passer à l’acte. Si seulement elle pouvait entendre ce qu’il lui raconte. Mais elle ne peut se permettre de s’approcher trop de lui sans éveiller ses soupçons. Elle l’a traqué une fois, arrivant juste quelques instant après qu’il ait tué la jeune Joana. Et il a vu son visage. Depuis, il est extrêmement méfiant. Mais Irène s’arrache soudain à ses pensées. La dame arrive. Elle s’installe à une petite table libre à la terrasse du café.

" Tiens, ça c’est une idée ! " se dit Nadine. Plutôt que de se morfondre entre ses quatre murs tapissés de papier démodé depuis longtemps, elle va aller prendre l’air ; poursuivre sa lecture ailleurs ; et peut-être même faire quelque rencontre intéressante... Elle jette un œil distrait à sa coiffure dans le miroir, jette ses clefs et son livre dans son grand sac et claque la porte sans se retourner. Ne jamais se retourner ou l’on risque de se transformer en statue de pierre. Elle sourit en se remémorant ce conte qui a hanté son enfance. Elle marche d’un pas rapide, toute à ses pensées, tourne au coin de la rue et se dirige vers la terrasse du Café Olé. Dire que c’est ici qu’elle a rencontré Jean. Leur idylle a pourtant durée bien des années avant de s’effriter comme de la vielle pâte à modelé desséchée. On ne peut jamais imaginer de quoi sera fait l’avenir.

Y aller ou attendre encore un peu ? Irène se demande. Si elle descend maintenant elle n’a nulle part d’où les observer discrètement. Si elle reste trop longtemps elle prend le risque de se faire sérieusement distancer et arriver trop tard. En bas, le tueur a déjà engagé la conversation. La proie semble ravie. D’humeur volubile, elle sourit et bavarde en agitant les mains. Tout semble aller trop vite. Irène se lève d’un bond et dévale les escaliers. Le temps s’étire à n’en plus finir et elle descend encore, encore... Qu’est-il en train de se passer en bas ?

A peine installée, Nadine commande un Perrier et reprend sa lecture. Mais, avant même qu’elle ait put finir sa première phrase, le jeune homme de la table voisine se penche timidement vers elle pour lui demander du feu. " Désolée, je ne fume pas " répond aimablement Nadine. "Moi non plus je ne fume pas… C’était juste une excuse pour oser vous adresser la parole " avoue-t-il timidement. Surprise mais néanmoins ravie, Nadine lui adresse un sourire charmeur à souhait " Et pourquoi donc vouliez-vous me parler jeune homme ? " " Henry, je m’appelle Henry… Parce que vous me plaisez. Je vous ai déjà vu ici. Toujours avec un livre " " Et oui, je suis une mordue des polars ! Ces bouquins m’aident à oublier un peu ma vie ." " Vous n’êtes pas heureuse ? " " Disons que je pourrais l’être un peu plus. Mais ça pourrait certainement être pire aussi ! " avoue-t-elle en s’esclaffant. " Et si je vous proposais quelque chose de fou là, maintenant, tout de suite, me feriez vous confiance ? " Nadine hésite une demi-seconde puis " allons-y ! " lance-t-elle. " La vie est trop courte ! " Il lui murmure quelques mots à l’oreille. Elle paraît un peu surprise puis lui sourit.
Nadine arrive à peine à y croire. " Montez, j’achète une bouteille et je vous rejoins ! " Lui lance-t-il en souriant. Elle se sent euphorique comme une adolescente qui croit être amoureuse. Elle rentre dans son appartement, jette un œil alentour, grimace sur la décoration ternie et défraîchie, enlève le napperon de dessous le téléphone et le jette après l’avoir utilisé pour enlever la poussière sur la table basse puis s’approche du miroir. " Que peut-il bien me trouver ? " se demande-t-elle. Elle n’est pas laide, loin de là, mais se trouve tout à fait quelconque et affiche sans erreur possible ses presque quarante ans. Elle file à la salle de bain avant qu’il n’arrive, remettre un peu de gonflant à sa coiffure et de noir à ses yeux. Et puis non, après tout, si elle lui plait ainsi… Elle s’assoie et reprend sa lecture pour calmer son impatience.

Irène court à en perdre haleine. Plus vite ! Elle ne doit pas arriver trop tard. Attention ! Elle ne doit pas se faire repérer. Ses muscles commencent à la brûler mais elle pousse encore sus ses longes jambes musclées. Une vie dépend d’elle ! Quand elle arrive en bas, ils ne sont plus là. Ils ne sont pas non plus dans la rue. Irène lance une série de juron et tente de réfléchir un instant. Impossible de savoir comment il va procéder, il change de technique à chaque fois. Elle sait ou loge la future victime et décide de s’y rendre.
En quelques minutes elle se trouve devant l’entrée B. Elle entre dans l’immeuble. Pourvu qu’il ne soit pas déjà là ! Elle grimpe les escaliers quatre à quatre. Cette femme ne la connaît même pas. Il faut espérer qu’elle lui fera confiance. Qu’elle obéira vite, sans poser de questions. Vous, comment réagiriez vous si une furie débarquait chez vous en vous affirmant que vous allez être la prochaine victime d’un tueur fou ? La voilà enfin devant la porte. Aucun bruit anormal. Elle sonne. Attend ce qui lui semble une éternité. Sonne encore.

L’indélicate sonnerie de la porte d’entrée l’arrache sans scrupule à ses rêveries. Il est déjà derrière la porte ! " Tant pis, comme disait maman : C’est toujours bon de faire attendre un homme !". Deuxième sonnerie. Elle replace son marque page, pose le livre et se lève en souriant. Troisième sonnerie. " J’arrive ! ". Elle ouvre la porte mais pas à celui qu’elle attendait. " Ouf, j’arrive à temps !" " Qui êtes vous ? " questionne Nadine agacée par la présence de cette jolie brune à ce moment fort inopportun. " Pas le temps ! Laissez moi entrer et refermez vite cette porte s’il vous plait ! " ordonne-t-elle, énergique. " Je n’ai pas de temps à vous accorder, j’attends un ami d’une seconde à l’autre " rétorque Nadine en bloquant le passage à l’intruse. " Justement, c’est à propos de cet ami que je viens vous voir ! " Intriguée, Nadine finie par la laisser entrer et retourne s’asseoir avec son livre comme si cette situation était tout à fait naturelle.

Irène écoute. Pas encore de bruit dans les escaliers mais il ne va pas tarder à arriver. Elle referme et verrouille la porte. " Qui est cet homme qui doit vous rendre visite ? " " Un ami " " Vous le connaissez depuis longtemps ? " " Mais enfin, à quoi rime cet interrogatoire ? "

" Qui est cet ami qui doit vous rendre visite ? ". Nadine sourit . Cette question lui rappelle celle qu’elle vient de lire dans le livre. " Je vous l’ai déjà dit, c’est un ami. " " Vous le connaissez depuis longtemps ? ". Souriant toujours d’une telle similitude, Nadine prend sa meilleure intonation de comédienne et lance " Mais enfin, à quoi rime cet interrogatoire ? " " Désolée, je n’ai que peu de temps. Je suis ici pour essayer de vous sauver la vie ! " Nadine reste sans voix. Un léger frisson lui parcourt le dos. " Irène ? " murmure Nadine incertaine. Mais déjà la sonnerie déchire de son rire ironique l’attente silencieuse. " N’ouvrez pas. Ne parlez pas ! " chuchote Irène. " C’est moi Nadine ! Est-ce que je peux entrer ? " " Non, mon mari va arriver d’une minute à l’autre " répond Irène. " Qui êtes vous ? Vous n’êtes pas Nadine ! Nadine ? Vous m’entendez ? Qui est cette personne avec vous ? ". Silence. " Nadine ? ". Silence. " De toute façon il est trop tard maintenant… "
Nadine est à genoux sur le tapis, entre le canapé et la table basse, le visage caché dans ses mains. Elle se demande si elle rêve. Elle n’ose pas croire, ne veut pas comprendre. Bruits de cliquetis métalliques. " Il essaye d’ouvrir la porte, cachez-vous dans la chambre et appelez la police, vite " ordonne Irène. Le téléphone sans fil dans une main et son livre dans l’autre Nadine s’enferme dans la pièce voisine.

" Vous êtes en communication avec le commissariat de police. Votre appel a bien été enregistré. Nous allons vous répondre dans quelques instants, ne quittez pas. " Elle entend la porte grincer. Ca y est, il est entré. " Ou es-tu ma jolie ? Pourquoi te caches-tu ? Je finirai bien par te trouver ! " Les bruits de pas se rapprochent. Irène, tapie dans le réduit au fond de la cuisine, jette un verre par terre pour attirer le tueur. Dès qu’il apparaît dans son champ de vision, elle tire. Pas assez de temps pour ajuster, elle le blesse seulement. Il se jette en avant à une vitesse saisissante. Affalé sur elle, il enserre son cou de ses mains puissantes sans qu’elle puisse se débattre. Irène s’éteint en pleurant sur son échec, en pleurant sur sa vie qui n’aura eu aucun sens.

Vous êtes en communication avec le commissariat de police. Votre appel a bien été enregistré. Nous allons vous répondre dans quelques instants, ne quittez pas. " Les bruits de pas se rapprochent dangereusement. " Je rêve. Ce n’est qu’un cauchemar. Je rêve. Ce n’est qu ’un cauchemar… " se répète Nadine recroquevillée en position fœtale sous le lit. Elle ouvre son livre. Il faut qu’elle sache. Les mots ont à peine le temps de s’imprimer sur sa rétine. Rideau. Adieux Nadine.

Henry saisit l’arme munie d’un silencieux avec laquelle Irène l’a blessé. Il écoute. Souffle rauque dans la chambre. Il sourit. Il aime leur faire peur. Après tout, n’est-ce donc pas exactement ce qu’elles recherchent toutes en lisant ces stupides bouquins ? Il pousse la porte lentement. Une entrée en scène ça se prépare ! Un pas, deux pas. Il frotte ses pieds sur la moquette et se jette à plat ventre sur le lit. " Alors, on a peur ma jolie ? " Il éclate d’un rire démoniaque, se penche pour regarder une dernière fois Nadine, vise le front et regarde le sang et la cervelle gicler sur la moquette.

- " Commissariat de Police Bonjour, je vous écoute "

- " Désolé c’est une erreur "


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