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L’âme du Rototom

dimanche 31 août 2014, par Séverine Capeille

Nous ne croyons plus à grand-chose. Pour ne pas dire à rien. Pauvres pantins d’un monde en mouvement, sans ordre ni équilibre, nous valdinguons dans le tourbillon du vide politique et des calculs financiers. Nous jouons notre comédie sociale en constatant, tristes et impuissants, la montée des nationalismes, la misère ouvrière et urbaine, la crise des valeurs et de l’environnement. Nous trimballons nos peurs et nos désenchantements, enfermés dans des métros, dans des bureaux, dans des réseaux… Nous sommes de moins en moins vivants.

Pourtant…


Pourtant, une fois par an, on croit pendant quelques jours que tout est possible. L’espoir, que l’on a bien du mal à entretenir au fil des mois et des journaux télévisés, renait miraculeusement.

A travers chaque sourire.

250 000 sourires venus du monde entier présents cette année. 250 000 sourires, et autant de regards émerveillés.

Ça se passe au Rototom (Et tous ceux qui y sont déjà allés entendront rouler le « R », résonner chaque « T », et se prolonger le « M » dans un élan exalté). Le Rototom (en référence à l’association fondée en Italie) Sunsplash (comme le célèbre festival jamaïcain) pour ceux qui ne veulent pas abréger.

Le Rototom Sunsplash est le plus grand festival reggae européen. Incontestablement. Les chiffres le prouvent. Le nombre de participants, le nombre d’internautes connectés pour regarder les concerts en streaming, le nombre d’auditeurs à l’écoute de la radio, le nombre d’artistes programmés, le nombre de scènes qui fonctionnent en simultané… font de ce festival débuté il y a 21 ans dans le fin fond de l’Italie un évènement absolument unique. Pour comprendre les raisons de ce phénomène, il faudrait évoquer sa longue histoire. Mais nul ne peut mieux le faire que les organisateurs eux-mêmes, dont les vidéos rappellent l’incroyable chemin parcouru depuis Gaio di Spilimbergo. Il faudrait également faire l’inventaire des avantages touristiques de la région depuis le déménagement à Bénicassim (Espagne) en 2010. Décrire les plages de sable ou de galets, la chaleur des nuits festives, le charme de la ville et les Redbull à 1€. Il faudrait aussi développer la longue liste des activités proposées : l’African Village (dédié à la diffusion de la culture africaine), le Magicomundo (yoga en famille, conteurs, jeux en bois…), le Rototomcircus (qui promeut l’art de rue), les débats, les ateliers, les cours de danse sur la plage, les rencontres avec les thérapeutes, les projections de films, les expositions… Mais au-delà de toutes ces raisons objectives, assez faciles à repérer, il en est une plus mystérieuse, plus difficile à expliquer : le Rototom a une âme.

Évidemment, dit comme ça, le terme parait un peu exagéré. D’aucuns assureront qu’il ne s’agit là que d’un festival de musique, examineront d’autres rassemblements à grande échelle, évoqueront toutes sortes d’utopies communautaires, compareront avec Woodstock… et ne comprendront pas de quoi il est question.

Le Rototom a une âme car il a une vie, une existence qui lui est propre et qui dépasse chacun des membres qui le composent. Il n’est pas l’expression de cette naïve arrogance de la jeunesse qu’on pouvait discerner dans les champs de Bethel. Il surgit d’un abîme, d’un gouffre de solitudes de tous les âges. La pression de l’économie sur la société a isolé les individus, les a mis en concurrence et fragilisés, les contraignant à avancer, si l’on peut dire, en ordre dispersé. Mais le Rototom opère une alchimie sociale qui parvient à extraire de l’affrontement souvent impitoyable des passions et des intérêts particuliers, l’essence sublimée de l’universel. Il offre une vision rassurante des conquêtes les plus hautes de l’entreprise humaine.

Quand le festival était en Italie, perché dans les montagnes, près d’une rivière dont le murmure se mêlait aux échos des concerts, tout le monde s’accordait à dire qu’il régnait là une atmosphère particulière, semblable à nulle autre pareille. C’étaient dix jours d’une ambiance bon enfant, simple et joyeuse, qui regroupait parfois toutes les générations d’une même famille. La musique dansait avec les rires. La lune veillait à éclairer les bulles de savon et les ballons qui s’élevaient dans les airs. Chacun communiait avec la nature et appréciait l’authenticité des relations qui avaient le temps de se nouer entre les festivaliers. Une sorte d’endroit idéal était né, qui respirait la tolérance, la paix et la fraternité. Mais la politique liberticide et raciste de Berlusconi a rapidement terni l’horizon et a finalement eu raison de la patience des organisateurs qui décidèrent, afin de rester fidèles à leurs idées, d’organiser un véritable exode sur la côte espagnole. On a craint le pire pour l’âme du Rototom. Survivrait-elle pendant le voyage ?

« Tout ce qui ne tue pas rend plus fort ». Nietzsche avait raison. Et Victor Hugo aussi, qui disait qu’ « on ne bâillonne pas la lumière ».

Non seulement le nombre de participants a augmenté de 100 000 personnes en cinq ans mais le Rototom a su garder ses valeurs en continuant de revendiquer le droit d’aspirer à un monde meilleur. « We have a dream ». Respect de l’environnement et des droits de l’Homme, abolition de la peine de mort et annulation de la dette des pays du tiers monde sont autant de sujets qui tiennent une large part dans les débats organisés au cours du festival. Tout cela pourrait rester abstrait, sans réelle incidence sur le quotidien de cet évènement musical. Mais les messages, rappelés tant par les organisateurs que par l’ensemble des artistes, ont des effets concrets et immédiats. L’âme du Rototom est cette recherche, par l’individu lui-même, des conditions qui lui permettent d’être l’acteur de sa propre histoire. L’action collective se met au service des libertés individuelles. Chaque festivalier existe dans la solidarité, en inscrivant sa liberté personnelle dans des combats sociaux et des libérations culturelles. Il parle aux autres. Il ne communique pas. Il parle. Dans toutes les langues. Et l’Europe, dont on nous rebat les oreilles avec des tableaux et des statistiques, elle est là. Pendant la semaine du Rototom.

Il est vrai qu’en se développant, le public s’est diversifié. On peut regretter l’arrivée massive d’une jeunesse qui privilégie les drogues dures et de dealers véreux qui ont flairé le bon filon ; on peut déplorer l’attitude de certaines filles en culottes et de garçons qui considèrent leurs vacances réussies en fonction du nombre de capotes, mais pour l’instant, l’âme du Rototom tient bon. Toutes les formes d’Art sont convoquées pour éveiller les consciences et tenter de freiner la folie d’un monde en déliquescence. L’individu, habituellement considéré comme un consommateur dont l’unique valeur est de faire fonctionner un système capitaliste dévastateur, retrouve ici tout ce qui n’a pas de prix : le chant, la danse, le rire, la joie de vivre, la bonne humeur…

L’exemple le plus probant pour illustrer ce dernier point se situe à l’entrée des WC. Dans quel autre festival que le Rototom pourrait-on voir des bénévoles qui distribueraient du papier toilette pendant des heures à des files de festivaliers en gardant le même sourire, en adressant le même « Ola » jovial à chacun d’eux ?

L’âme du Rototom se perçoit dans de petites choses, dans de petits riens qui font tout, dans d’infimes intentions qui nourrissent ses journées. Tin tin Tin… (Ceux qui ont connu le camping sourient déjà…) Tin tin Tin… Le haut-parleur ne remplit pas simplement une fonction informative, il claironne parfois de « Joyeux anniversaires » en espagnol, en italien, en anglais… Une façon de dire à chacun qu’il est important, qu’il n’est pas qu’un numéro de ticket qui lui donne droit à un bracelet. Et rien ne s’arrête quand le festival est terminé. Je me souviens personnellement du jour où j’ai ouvert ma boite aux lettres et découvert l’enveloppe qui contenait ma carte d’identité, perdue lors de la dernière édition italienne. Un bénévole avait pris la peine de me la renvoyer.

Le Rototom réinvente une société où l’être humain est au centre des réflexions. En cela, il incarne une rigoureuse contestation politique du monde. En cela, il est absolument nécessaire. Il ne permet pas seulement l’échange de passions culturelles comme d’autres festivals se contentent de le faire, il véhicule un état d’esprit, une façon de penser et de se réinventer avec une énergie nouvelle. Il montre qu’on peut vivre ensemble, à la fois égaux et différents, dans la paix et l’harmonie, dans la solidarité et le partage, dans la tolérance et le respect. Au moins pendant quelques jours. Et il nous offre ainsi un espoir immense.


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