Alors qu’elles ont le même âge (nées en 1983), tout oppose les deux artistes féminines de la soirée. En coulisse, Yelle se répand en explications pendant la conférence de presse qui précède le concert, tandis que Keny Arkana refuse d’y assister. Sur scène, la première brille par son costume coloré tandis que la seconde rayonne par son authenticité. A la fin de leur prestation, l’une doit essuyer l’affront d’entendre des « ouais » enjoués quand elle annonce sa dernière chanson, tandis que l’autre est énergiquement rappelée. Il faut dire que le public du théâtre antique de Vienne « n’aime pas trop la tecktonik », comme le constate Wax Tailer avec délectation pendant son show, mais « plutôt le hip hop ».
Le hip hop. Le vrai. Celui qui transforme les colères en énergie positive. Celui qui soulève les espoirs et qui parle d’Unité. Celui qui naît dans les quartiers et qui explose, un soir d’été, dans les gradins d’un théâtre édifié au premier siècle de notre ère. Quand Keny Arkana lève le poing en criant « Au nom de la dignité humaine », c’est un peu comme si toute l’Histoire nous contemplait. On se lève. Silhouettes fragiles dont les âmes cherchent la paix depuis des millénaires. On se lève. Enfants de ceux qui voyaient les choses en grand, qui ont bâti ce remarquable édifice en pierre…
Et on se découvre « Sans terre d’asile », car « la grandeur nous attire » et que nous sommes « parachutés dans un monde incompatible avec ce à quoi on aspire ». Keny Arkana lève le doigt. Le ciel est dégagé, bigarré des couleurs orangées que laissent derrière eux les orages. C’est la Vie qui parle à travers sa voix : « N’oublie jamais que tu n’es qu’une infime partie d’un grand tout / Que tout est possible quand on y croit / Car les étoiles dansent autour des cœurs purs / Donc n’écoute pas les esprits étroits. » Certains s’agitent devant la scène, d’autres écoutent les paroles avec une sorte de solennité. Les textes s’accrochent aux aspirations de chacun. « On est plein, fait passer le mot, on est plein ! »
On est avec celle que rien ne retient. Celle qui « [se] barre » des foyers et invente son chemin. Le parcours de cette marseillaise originaire d’Argentine est unique, mais l’indépendance qu’elle évoque résonne dans tous les gradins. « Liberté », hurle-t-elle en faisant vibrer la dernière voyelle. « N’ayez pas peur de vos quartiers » ajoute-t-elle dans le morceau dédicacé au « petit Nicolas » et aux « RG sûrement parmi nous ». Elle demande au public : « Qu’attends-tu pour te mettre debout ? ». Karchériser l’Elysée est une idée qui semble si évidente tout d’un coup. La foule reprend le refrain en chantant. Certains pensent sûrement que ce ne sont que des mots, que ce n’est pas bien méchant, qu’aucune révolution digne de ce nom ne suivra cet enthousiasme naissant. Mais Keny Arkana rassure les sceptiques en disant : « Vous savez qu’un jour on ira vraiment ? ».
Et sans doute a-t-elle raison. On se plait à imaginer que « ce ne sera plus jamais sans nous ». Nous, la « jeunesse du monde ». On se dit que c’est une évidence ; qu’on est bien des « milliards à vouloir faire tourner la roue dans l’autre sens ». Alors on lève le poing avec elle, et on crie « Résistance ! ». Les siècles nous contemplent. Le Temps s’arrête sur « les oubliés de l’occident et les oubliés du Tiers-monde ». Nous sommes « à l’heure du néo-libéralisme », « à l’heure du néo-colonialisme », et il ne faut plus perdre une seconde. « Résistance ! » : il y a urgence.
Car comment ne pas avoir « La rage » de voir l’innocence bafouée ? La rage de voir « ce putain de monde s’autodétruire » ? Comment ne pas avoir « la rage, ouais la rage d’avoir la rage depuis qu’on est môme » ? Cette rage que NTM verbalisait déjà dans mon enfance, moi qui fait partie de cette génération qui « savait d’avance qu’elle allait être sacrifiée à des choses qui la dépassaient complètement » (La Louve) et que je retrouve avec émotion en regardant cette incroyable jeune fille de vingt-cinq ans. La relève est là. Vraie et complexe. La rage de ses grands frères (Assassins, La Rumeur…) a mûri en Keny Arkana (et dans « toute la populace ») au point de devenir « énorme », et de se teinter malgré cela d’une remarquable sagesse (« changer le monde commence par se changer soi-même »). L’énergie de la chanteuse est un mélange explosif de brutalité et de tendresse.
Les larmes montent aux yeux quand elle entonne « Les chemins du retour » . Pour donner une petite idée de ce que peut être ce moment de vérité, voici une vidéo d’un concert antérieur :
Entendre la foule chanter à l’unisson « on doit redevenir humain » donne des frissons. C’est un élan qui traverse l’espace, parcourt des cœurs palpitant parmi des pierres vieilles de deux mille ans. C’est un élan qui traverse le temps, nous relie à toutes les âmes qui ont foulé le sol de cet édifice auparavant. On se sent tout petit. Tout petit et tellement puissant. Nous sommes les acteurs du présent. Le théâtre n’est plus un lieu de divertissement. Ce soir, il n’y a pas d’artifices, pas de comédie ni de faux semblants. L’artiste termine sa chanson en proclamant : « C’est la chose la plus importante, se rappeler qui on est vraiment. »
Tous les textes de Keny Arkana sont percutants. Ils ne nécessitent pas d’explications supplémentaires, pas d’analyses complémentaires ni de surenchères. Ils vont à l’essentiel. Elle décide néanmoins de faire une mise au point : « Est-ce qu’il y a des gens de la lutte parmi vous ? (des voix s’élèvent) Je vais parler à ceux qui sont dans la lutte et à ceux qui ne le sont pas. Je veux dire à tout le monde qu’on ne lutte pas CONTRE, mais POUR. Pour la liberté, pour un monde plus humain. Etre CONTRE, c’est être en réaction. Notre combat est juste. On se bat pour la VIE. Il faut qu’on lutte contre nos peurs, contre notre inertie. Il faut qu’on arrête d’avoir peur du regard des gens, et de la liberté. La liberté, s’il vous plaît, la LIBERTE c’est un état d’esprit. »
C’est ainsi que s’enchaîne le titre suivant. « Ils ont peur de la liberté » résonne dans l’amphithéâtre de notre Histoire. Le ciel au dessus de nos têtes est noir. « Ils ont peur de rêver, ils ont peur de penser, Ils ont peur du changement, ils ont peur de la Liberté, Ils ont peur de la différence, ils ont peur de leur prochain, Ils ont peur de la Chance, du Bonheur et du lendemain.... ». Combien sommes-nous, à cet instant, à ressentir le vide glacial d’une nuit sans étoile ? Seule la flamme allumée de nos âmes peut nous réchauffer. La rappeuse demande de ne pas oublier. En s’adressant aux enfants que nous avons été, elle nous restitue ce que nous avons de plus précieux : nos rêves.
Car au-delà de sa remarquable maîtrise artistique, c’est la générosité de Keny Arkana qu’il faut souligner. Dans les faits, bien sûr, avec notamment sa participation à de nombreux concerts de soutien, mais aussi dans les mots. En incitant son public à se réapproprier la parole, elle redonne à chacun la possibilité de porter un message :
Parler. Dire tout ce qu’ils ont gâché. Faire le bilan de toutes les atrocités. Ne plus fuir nos responsabilités. Les notes de « Cinquième soleil » rebondissent sur les pierres fissurées, s’engouffrent dans les fêlures de nos cœurs blessés…
Je me sens comme cette Lilou du « Cinquième élément ». Quand elle voit défiler toutes les horreurs de la planète sur un écran. J’entends le tic-tac insoutenable du Temps, le bruit effrayant des bombes à retardement. « Dernière génération à pouvoir tout changer ». Je regarde les gens. Saurons-nous y arriver ? Les spectateurs sont debout, émus et impressionnés. Keny Arkana achève son concert, et plus personne ne semble avoir « peur du danger ». Je me tourne vers LN. Elle essuie les larmes qui perlent à ses yeux, dit qu’elle est « trop sensible », comme pour se justifier un peu. Je lui souris. S’il fallait donner un exemple de ce que « l’esprit Sistoeurs » représente à mes yeux, ce serait cet instant silencieux.
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Le site officiel de Keny Arkana
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