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Qu’est-ce qu’ils vont dire les gens de toi ?

lundi 27 octobre 2014, par Séverine Capeille


Marcher, c’est bon pour le cœur. Oui, marcher, c’est bon pour la santé. Encore dix minutes et Nono serait arrivé. Quand il était au niveau du magasin de pompes funèbres, c’était le signe. Le funeste signe. Dix minutes. Pas une de plus avant de mettre la clé dans le verrou. Son père serait en train de déjeuner. A cette heure-ci, il ne pourrait pas lui échapper. C’était ce qu’il regrettait le plus depuis que son permis de conduire lui avait été retiré. Voir son père quand il rentrait bourré. Pire que les deux heures de marche pour rejoindre sa banlieue. Pire que le froid, les crampes et les phares des voitures dans les yeux. Il aurait beau tourner doucement la serrure, et même enlever ses chaussures, rien n’y ferait. Il devrait répondre « Bonjour papa » à celui qui l’interpellerait. Et se tenir bien droit. Question de respect. Mais là, comment pourrait-il ? Non, ce n’était pas possible. Non, pas dans cet état. C’était à cause des mélanges. Ça, les mélanges, ce n’était pas une chose à faire. Du rhum, du champagne et de la bière. La faute au patron du bar qui avait fêté son anniversaire. Il avait tout offert. Ça ne se refusait pas. Surtout en fin de mois. Alors, s’il devait supporter le regard de son père… Et ses sourcils froncés en forme de « pourquoi ? »… De toute façon, il ne pourrait rien dire. Rien. Comme à chaque fois.

La maison était en piteux état. Les parents de Nono l’avaient fait construire au moment de la naissance de leur aîné, et ils ne l’avaient jamais vraiment terminée. Depuis trente ans, la peinture de la façade était reportée chaque année. Les murs gris se détachaient entre trois sapins, plantés là autrefois, et qui avaient poussé sans que personne ne prît la peine de s’en occuper.
En avançant, Nono aurait tellement voulu pouvoir reculer. Revenir sur ses pas. Refaire le parcours en utilisant les empreintes de ses pieds, comme sur un terrain miné, quand le moindre écart peut tout faire basculer. Avec le cœur serré. Compressé par le compte à rebours. Le cœur serré par l’amour. Il était là cette nuit. Il était là, celui qui le faisait vaciller, exploser sur les bombes de l’envie. Il était là, Grégory. Lui, il l’avait attendu, comme chaque soir. Assis au bar, il avait épié la porte d’entrée dont chaque ouverture provoquait une déflagration d’espoir. Et puis il était arrivé. Grégory. Il était passé devant lui. Il avait fait comme si… Comme s’ils ne se connaissaient pas, comme s’ils n’avaient jamais été amis. Nono avait baissé les yeux sous le poids du mépris. Il avait pris son verre et bu une gorgée de rhum. Pur. Au nom des vérités qui effraient. Et puis il avait souri, au nom des apparences qu’on ne sauve jamais.

Grégory ne parlait plus à Nono depuis que ce dernier lui avait avoué qu’il l’aimait. Après des années de franches rigolades, de virées entre copains, de galères en commun, une phrase, ou plutôt deux mots, dont Grégory n’avait jamais pensé qu’ils auraient un jour pu se trouver associés, avaient provoqué la fracture : Nono, homosexuel. Grégory était d’abord resté sans voix, terrassé par la nouvelle. Ensuite, il avait commencé à hurler que Nono était un imposteur, un menteur, un enculé ; que pendant toutes ces années, ils avaient ri ensemble en faisant des blagues sur les pédés, que c’était monstrueux de dire ça, d’être ça… Et il s’était emporté en faisant les cent pas.
Nono avait essayé de s’approcher. Plusieurs fois. Mais Grégory criait systématiquement « ne me touche pas ». La consternation se lisait sur le visage du premier. Le dégoût, sur celui du second. Partout, la honte de l’autre, de soi. Nono tentait parfois de se défendre, rectifiait, avec des yeux larmoyants, que ce n’était pas vrai, qu’il avait toujours aimé les filles, mais que lui…, mais que lui, Grégory… Et il s’arrêtait, effrayé par l’agitation de celui qui n’était déjà plus son ami.
Nono aurait voulu oublier ce jour maudit.
Mais il entendait encore le silence qui avait précédé le bruit de la porte d’entrée claquée par Grégory. Ce petit silence qui avait tout dit. Ces quelques secondes avant le grand fracas.

La serrure de l’entrée grinçait toujours au même endroit.
Pour atténuer le bruit, Nono devait soulever la poignée quand il faisait le deuxième tour de clé. Le cœur serré. Les doigts croisés pour conjurer le sort qui ne manquerait pas de le mettre nez à nez avec celui qui le considérait comme un raté. Il avança dans le couloir. Petits pas.
Pointe des pieds.
La main qui longeait le mur à la recherche d’une illusoire stabilité.
La lumière de la cuisine était, sans surprise, allumée. Un néon agressif qu’il aurait peut-être pu éviter s’il était rentré une heure plus tôt, s’il n’avait pas voulu observer, jusqu’au bout, la dernière petite amie qui accompagnait Grégory. Une fille assez jolie mais très mal habillée, qui riait trop fort pour être bien élevée. Il l’avait détaillée jusqu’aux moindres recoins de ses dents irrémédiablement jaunies par la fumée du tabac. Il avait estimé la longueur de ses jambes, de ses bras, de ses pieds, de ses doigts… entrecoupant ses analyses par des gorgées de rhum à chaque fois. Et il souriait. Il se livrait à l’artifice des conversations, se laissait envahir par des mots de surface, renvoyait la balle en posant des questions : « Ah oui ? » ; « Ah bon ? » ; « Tu crois ? »… Personne n’avait remarqué son regard vide et las, si las.

« Din babek ! » ; « Din mouk ! ». Il avait beau s’y attendre, Nono sursauta à la première syllabe prononcée par son père. Moins en raison de la portée des imprécations qui visaient à maudire toute sa descendance pendant des générations qu’à cause de cette voix, puissante et forte au point de résonner dans toute la maison. « Espèce de hmal ! ». Un âne. En se rapprochant de la cuisine, Nono apprécia la comparaison. C’était vrai. Il était idiot. Idiot et têtu. Un mammifère domestique qui avançait dans un couloir, borné et foutu. Il essaya de relever la tête, dégager les épaules, tenir l’équilibre… « Mat hamchech ? ». Son père était là, bras croisés, dans l’encadrement de la porte. « Mat hamchech ? Réponds-moi ! ». Et répondre pour dire quoi ? Honte oui. Oui papa… ? Nono se tut. « Je vais le dire à ton frère. Tu verras ! ». Inévitable menace depuis l’enfance. A chaque fois, le père agitait l’image de l’ainé des garçons comme la pire des sanctions. Nono se souvint qu’il avait peur, avant. Quand il n’avait pas encore démasqué la comédie, quand les traditions familiales lui semblaient encore le fondement de sa vie. Avant. Quand l’oubli d’une prière lui semblait une audacieuse effronterie, quand il voulait se montrer à la hauteur de la fratrie. Avant l’orgueil, le cynisme et les bars toutes les nuits. Avant Grégory. Heureusement que son père ne se doutait pas… Peut-être qu’il le tuerait ? Oui, sûrement qu’il pourrait l’enterrer dans le jardin, s’il savait… Il le condamnerait immédiatement à l’enfer sans le moindre regret. L’amour paternel ne résisterait pas au poids de la Charia. Stoïque, docile, humilié, Nono déploya d’insoutenables efforts pour essayer de tenir droit. Les invectives se poursuivirent longtemps, qui lui rappelaient qu’un bon musulman ne buvait pas, ne se mettait pas dans ces états… jusqu’au moment où, enfin, le bouquet final s’imposa dans un tonitruant « File de là ! » accompagné d’un bras tendu dont l’index indiquait la suite du couloir.
Silence.
Avancer en suivant une ligne imaginaire. Ne pas tomber. La porte de la chambre à atteindre. Abaisser la poignée, et sortir du champ de vision. Encore deux pas. Voilà. Deux pas… Mais dans le dos, entendre une ultime fois :

- Qu’est-ce qu’ils vont dire les gens de toi ?


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