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Anthony Patrick Holden, peintre de la couleur et du texte

vendredi 29 novembre 2013, par Séverine Capeille

J’ai rencontré un tableau. C’est arrivé par hasard. Je déambulais dans les locaux de la Friche Lamartine, dans le 3ème arrondissement de Lyon, là où les artistes de la Friche RVI ont été relogés, quand c’est arrivé. Je suis restée devant cette femme qui tirait la langue, bouche bée. Les mots ont soudainement disparu pour laisser place à une émotion jusqu’alors inconnue. Je me suis tue. Son visage me parlait. Il réveillait en moi des sentiments que j’étais incapable de nommer, de décrire. Il me donnait l’impression de cet Autre qui était aussi Moi. Et je n’arrivais pas à le dire mieux que ça. Il fallait que je rencontre l’artiste.

Alors, je suis revenue plusieurs fois. Et j’ai rencontré Anthony Patrick Holden. Il a gentiment accepté de répondre à toutes mes questions, avec son très charmant accent anglais. Plus je l’écoutais, et plus l’ensemble de son œuvre me plaisait : non seulement il aime jouer avec les couleurs et créer des volumes, mais il donne également une place cruciale au texte dans son travail.

Du coup, j’ai sorti mon téléphone portable, et j’ai enregistré le reste…


Séverine Capeille : Tu peins depuis combien de temps ?

Anthony Patrick Holden : Depuis environ dix ans. J’ai toujours peint, mais j’ai commencé à peindre sur des toiles depuis dix ans. Avant, je n’osais pas car les toiles sont chères. Je peignais sur du papier, sur du carton, sur tout ce que tu veux mais pas sur des toiles. Je m’entraînais, j’apprenais, je faisais mes « gammes » en quelques sortes. Et puis, avant de me lancer, j’ai beaucoup voyagé pour « entraîner » mes yeux. Je suis allé aux États-Unis, j’ai visité les galeries de New-York, Boston, Washington… et les galeries d’Europe aussi.

C’est ce qui t’a donné de l’inspiration ?

Disons que ça apprend à regarder, à voir ce qui est bien ou pas.

Quelle est la première série de tableaux que tu as peints ?

C’était des femmes. Souvent, je peins des femmes.

Pourquoi ?

Parce qu’elles sont plus jolies ! Je préfère regarder une femme qu’un homme !

Et elles étaient comme maintenant ? Très colorées, avec cette expression un peu triste ?

Oui, elles étaient déjà très colorées, avec ces traits qui descendent, qui tombent. Mais je laissais des traits inachevés, des parties du corps qui n’étaient pas dessinées, pour montrer une continuité entre les deux mondes ; pour dire qu’on est là, mais pas là pour toujours. Quand je fais des traits qui ne sont pas tout à fait finis, c’est pour montrer que nous sommes de passage, entre deux mondes. Tu vois, ici, le pantalon n’est pas complètement dessiné.

Sur les femmes que je peins maintenant, les traits descendent, coulent vers le bas, pour montrer le temps qui passe. On devient vieux, on prend de l’âge, et on tombe, littéralement, dans tous les sens du terme. C’est malheureux mais c’est comme ça. On ne peut rien y faire.

Tu as un problème avec le temps ?

Pas particulièrement. En fait, je peux dire que j’attends mon temps.

Comment ça ?

Dans cinq ans, j’aurai tout mon temps. Je serai libre à cent pour cent et je pourrai entièrement me consacrer à la peinture. Pour le moment je travaille, je fais un métier fatigant qui me laisse peu de temps, et je retape une maison. Dans cinq ans, que la maison soit finie ou non, j’arrête. Je me suis donné une limite. Ensuite, je ne ferai que de la peinture.

En ce moment, tu travailles sur le thème des gangs. Il y a cette série de 18 tableaux, concernant le 18th Street Gang, l’un des gangs les plus importants de Californie :

On retrouve le nombre 18 en rouge, et on voit la progression entre la ligne du haut, où les personnages sont beaux, et les lignes suivantes où ils deviennent de plus en plus laids. Ça veut dire que, quand on est petit on est bon, quand on est adulte on est mauvais, et quand on est vieux on est laid ?!

Oui ! C’est exactement ça ! Les bons, les mauvais, et les laids. Quand tu entres dans un gang, tu es bon, et on t’apprend à devenir méchant, et tu vieillis, et c’est ensuite à ton tour d’enseigner le mal.

Les lignes vertes représentent quoi ?

La « Bande Verte ». C’est une mafia en Chine. En 1927, la Bande Verte est responsable du massacre d’environ 5 000 grévistes et sympathisants communistes.

J’ai mêlé le Gang 18 et la Bande Verte. Les deux gangs dans le même tableau.

Tu peux voir des codes barre sur le côté, parce que nous sommes tous devenus des numéros.

Et les chiffres en bas, ce sont des matricules ?

Ils sont censés symboliser des numéros de détenus mais en fait ce sont des dates. La date de naissance et la date de décès des personnages. Ils donnent un âge aux personnes et en même temps ils sont un numéro. Et puis, il y a une suite arithmétique qui devient de plus en plus difficile, et chaque suite arithmétique donne un nombre juste. Mais je ne dis rien de plus, si non c’est trop facile… L’art et les mathématiques vont ensemble. Si tu regardes un mathématicien écrire ses rébus, ses formules… eh bien sa façon de le faire, de tracer les signes et les symboles, c’est de l’art. Je trouve que c’est joli.

Tu préférerais vendre l’ensemble de ces 18 tableaux à la même personne ou les vendre séparément ?

D’un côté, ce serait bien de vendre la totalité de l’œuvre mais j’aime bien aussi l’idée de détruire, d’exploser les gangs. Ce serait mettre fin à quelque chose, alors que, logiquement, la thématique des gangs ne s’arrête jamais.

Il y a aussi ce diptyque, qui aborde le thème des gangs également…

…avec ce « love » au milieu, qui suggère une double interprétation. C’est à la fois l’idée que les gangs tuent l’amour, et en même temps, avec cet homme et cette femme qui s’insultent, tu montres que « l’amour rend aveugle ».

Ceux qui entrent dans un gang ne peuvent pas en partir, ou alors, les pieds devant, comme on dit.

Et puis, il y a le tableau de cet homme aussi :

De quel gang s’agit-il ici ?

Un gang au Guatemala.

Pourquoi il y a des lignes autour de l’homme ?

Pour figurer le traçage au sol autour des cadavres. Tu sais, dans n’importe quel film policier, il y a toujours des lignes jaunes pour délimiter la position du corps. Ça veut dire que même s’il est en train de tuer, il est déjà mort. J’ai mis des paroles de chanson, en haut. C’est une chose que je fais souvent. Ma mère était prof de musique et donc beaucoup de paroles de chansons viennent compléter mes tableaux.

Il y a tout le temps des inscriptions sur tes tableaux ?

De plus en plus souvent, oui.

L’inscription du tableau pour lequel je suis revenue te voir est « Je fais ce que je veux ». J’ai eu un véritable coup de cœur pour l’expression de ce visage. Il y a un contraste entre la tristesse et la joie…

C’est une femme-enfant, qui tire la langue. Je joue sur les contrastes par rapport aux couleurs. Les couleurs sont très vives, pour attirer l’œil, et avec ça tu peux faire quelque chose qui est vachement triste.

Moi, même si elle tire la langue, je la trouve triste.

Ah non, elle n’est pas triste, elle est craquante ! J’ai envie de l’embrasser quand je la vois ! Je l’adore !

Quelle sera la prochaine série de tableaux ?

Les femmes au téléphone. Il y aura une vingtaine de tableaux en tout. Et puis, je continue également une série sur le thème de la danse, avec une trentaine de tableaux en grands formats.

Cette femme, entourée de bouteilles vides, est-elle une illustration des dangers de l’alcoolisme ?

Je dis que ce n’est pas bon, mais je ne suis pas là pour juger les gens. Il y a une phrase, en anglais, qu’on peut traduire par « Parfois, il faut détruire ton cerveau pour savoir que tu es en vie », ça veut dire que si tu as envie de boire, tu peux le faire, mais c’est autodestructeur à la longue. Je voulais montrer l’autodestruction.

Tu veux dénoncer les excès de notre société contemporaine ou tu te définis plutôt comme un témoin ?

Je ne dénonce rien, je constate. Je ne juge rien, je ne dis pas « il faut faire comme ci ou comme ça », moi-même je ne suis pas irréprochable. « Nobody is perfect ! ».

Tes tableaux sont ancrés dans le réel. Le rêve n’est jamais représenté.

Je n’ai pas besoin de rêver. Tous les matins je regarde les informations pour savoir ce qu’il se passe dans le monde, mais je ne peux rien faire, rien changer pour que ça aille mieux. Je suis sur terre pour quelques années, et après, plus rien, je ne serai plus là. Et ce que deviendront mes tableaux quand je ne serai plus là, je ne le verrai pas.

Ton atelier est plus petit ici, à la friche Lamartine, que dans l’ancienne friche RVI. De façon générale, cette usine est dix fois moins grande que celle d’où les artistes ont été expulsés. Tu es nostalgique ?

Disons que c’était un mal pour un bien. C’est vrai que mon atelier est plus petit, mais je me sens bien. La friche RVI était devenue sale, délabrée. Et puis, il y avait des gens qui n’étaient pas forcément des artistes.

Tu comptes repartir un jour en Angleterre ?

Non, je suis bien en France. Et puis, c’est difficile de changer de vie. Sauf si on a beaucoup d’argent bien sûr ! Mais tu sais, ceux qui ont beaucoup d’argent sont tous frappés de superficialité. Ils ne connaissent plus la valeur des choses. Ils habitent dans des maisons toutes neuves, toutes propres, toutes aseptisées, sans âme. Ils vont acheter des antiquités, des vieux meubles, pour essayer de mettre un peu « d’âme », mais l’âme ne s’achète pas.

L’âme ne s’achète pas, non. On peut la vendre au Diable, mais on ne peut pas l’acheter.


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