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Dix ans

Un texte écrit par Pascale Goze, PDG des Editions Lunatique

jeudi 17 octobre 2013, par Le Collectif Sistoeurs


Petite fille de dix ans, elle bravait le couvre-feu parental et s’abîmait les yeux à lire jusqu’à pas d’heure, sous les draps, avec une torche. Avant de dormir, elle se rêvait Fantômette, Alice Roy ou Claude du Club des Cinq. N’avait-elle pas pris des risques en dérobant la lampe dans la caisse à outils sous l’évier ? Il lui avait fallu narguer sa peur du noir en parcourant sans bruit le long couloir qui menait à l’entrée, où un froid courant d’air harpait ses pieds nus. Elle avait retenu sa respiration pour se concentrer sur les bruits étouffés qui s’esbignaient du salon. Ses parents sacrifiaient au rituel du film du dimanche soir. Depuis trois ans maintenant, son grand frère était autorisé à s’asseoir avec eux face à la lucarne magique, et ils se serraient sur le canapé en velours râpé, étrangement blafards, presque inquiétants avec leurs yeux fixes. À tâtons, elle avait dû appuyer sur la poignée de la porte de la cuisine tout en refoulant la panique qui lui comprimait la vessie. Elle avait, une fois de plus, appréhendé d’entendre le clong qui l’aurait dénoncée et qui n’était pas venu mais qui aurait pu. Elle avait repoussé la porte, allumé d’un geste sec le plafonnier, franchi en deux bonds la distance qui la séparait de l’évier, relevé le rideau masquant poubelle, pommes de terre germées et carottes fripées, produits ménagers, et caisse à outils renfermant tous les possibles et tous les dangers. La lampe torche glissée dans la poche de son pyjama, elle repartait comme elle était venue, avec mille et une précautions superflues.
Elle ignorait alors combien cette traque aux chimères pour grappiller quelques instants de lumière résumerait sa vie entière.

Ce n’est que bien plus tard que la literie familiale connut la grande révolution des couettes, et elle se souvient encore avoir vécu l’événement comme une avancée dans le monde moderne. Jusque-là, les lits avaient été tendus de draps aux bords strictement glissés sous le matelas. Elle avait tout particulièrement veillé à égaliser l’épaisseur de la couverture des deux côtés du lit, première manifestation d’une maniaquerie qu’elle est la première, aujourd’hui, à qualifier d’imbécile pour couper cours aux moqueries, ou de décorative quand elle évoque son engagement dans la vie. S’enfoncer sous les draps sans trop les défaire avait été plus qu’un jeu quotidien, un pari avec pour mise le souhait du jour, rarement deux fois le même. Superstitieuse, elle décrétait ne pas croire aux contes de fée. Et si elle désavouait le merveilleux, elle ne jurait déjà que par l’extraordinaire. Elle ne craignait plus de corner les jolies couvertures cartonnées de la Bibliothèque verte et de la Collection Rouge & Or, remplacées par celles, plus souples, des éditions de Poche des romans qu’elle continuait à lire au lit. Les pages s’alourdissaient de Post-it qu’elle collait avec application, soulignant un passage, soulevant une question.
Elle ignorait alors combien ses réflexions et ses interrogations la réconforteraient tout au long de sa vie.

Et puis vint le temps du sac de couchage jeté sur le canapé de l’appartement exigu. Elle avait conservé la même couette depuis l’enfance. Les motifs bariolés, à force de lessive ou d’exposition au soleil prolongée, avaient perdu de leur gaieté excessive. Elle seule parvenait encore à les deviner, et lui revenaient en mémoire les histoires qu’elle se racontait, petite fille, à partir des imprimés. La trame restait la même, sinon plus mince et plus légère, à l’instar du tissu usé qui ne protégeait plus ni du froid ni de l’angoisse des nuits. Plaquée contre la porte, la couette assourdissait les bruits du dehors, de la vie des autres, ces « gens » qu’il lui arrivait d’observer, par un pan de rideau repoussé. Elle leur en voulait de cette connivence qui l’excluait comme quand elle avait dix ans, le dimanche soir, à l’heure du film. Le plafonnier laissait tomber une lumière falote sur le mobilier de fortune. Les livres s’empilaient vainement à portée de main, elles ne les ouvrait plus depuis longtemps, se rassasiant des fanions de papier dépassant des pages, reliquat défleuri de pensées oubliées. L’amoncellement bancal lui rappelait sa vie, elle préférait regarder ailleurs, plus loin. Elle s’accroupissait sur le canapé, enroulée dans le sac de couchage, et appuyait sur le bouton démarrage de son ordinateur portable. Surgissait un instant le reflet sur l’écran d’un visage étrangement blafard, presque inquiétant avec ses yeux fixes. Très vite, elle repoussait les murs de son appartement en se connectant sur Sistoeurs.net.
Elle ne pouvait ignorer combien ce site aux articles coups de poing, drôles ou vibrants, résumait sa vie entière.


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