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Flash de Lucidité

mardi 20 janvier 2009, par Franca Maï

Pourquoi devrais-je ouvrir un œil ?... Terré sous les couvertures, je perçois les bruits ambiants et leur sonorité me berce. Des gazouillis d’oiseaux, bavards, entêtants. Ils sont chanceux les moineaux !... ils volent, se posent et se nourrissent de miettes et de vers. Libres comme l’air. Sans rendre de comptes. Bien entendu, ils sont toujours à la merci d’un demeuré qui peut les massacrer au lance-pierres. Encore faut-il que celui-ci vise juste !... ce n’est pas donné à tout le monde d’atteindre la cible. D’autant que ces malins déguerpissent au moindre craquement. Mon plancher n’est pas discret. Et ils sont rapides. Là, ils ont décidé de parasiter mon balcon. Ils m’empêchent de réfléchir mais leurs pépiements me rendent presque joyeux.

Presque.

De toutes façons, à quoi bon ressasser. Il fait chaud dans mon lit, il me reste encore une heure avant que le réveil ne sonne. Peut-être que le sommeil va m’emporter dans son tourbillon chimérique. Qui sait ?... Pouvoir à nouveau rêver, est le seul remède qui calmerait mes nerfs. Mais les songes ont déserté ma boîte crânienne pour laisser place aux chiffres bigarrés d’une multitude de zéros. Mon supérieur me l’a bien précisé, nous ne pouvons pas nous permettre de franchir la ligne rouge. Nous sommes au sommet. Aucune société rivale ne doit nous déloger. C’est son credo et c’est devenu le mien. J’avale un xanax et file sous la douche, espérant que l’eau calme les démangeaisons qui parcourent mes jambes. Je m’habille du costume trois pièces préparé la veille par la femme de ménage, suspendu à la tringle de mon armoire, impeccablement rangée. Un coup de peigne et trois gouttes d’un parfum capiteux. Me voilà prêt. J’ai le temps de me poser au bistrot du quartier pour déguster un café bien noir. En bas de l’immeuble, je croise la concierge.

- Bonjour Monsieur Basté... Ces oiseaux... Quelle plaie !

Elle n’entend plus leur chant. Elle balaie juste leurs fientes.

Je m’attarde au café, j’entrevois mon reflet dans la glace et ce qu’il me renvoie ne me séduit pas. Un jeune vieux, voilà à quoi je ressemble !. Déjà, des cheveux parsemés anticipant une calvitie future, un teint gris et une silhouette guindée m’indiquent les sillons implacables de ma décrépitude. Autour de moi, les types de ma génération sont décontractés, rient, blaguent, absorbent des bières et ont les yeux brillants. Les miens sont ternes, ils ne s’allument que dans l’adrénaline des résultats et des chiffres. Des années que cela dure. Je croise à nouveau mon visage et je réalise que mes trente-trois ans se sont mués en « un monsieur Jacques Basté sans âge ». Bien sûr, je suis l’heureux propriétaire d’un appartement de 190 m2 avec balcons, j’ai des actions bien cadrées à la banque, je touche des dividendes, je voyage au travers le monde, je copule grâce aux annonces d’internet, j’ai des orgasmes parfois mais je suis désespérément seul. Pas de femme à la maison. Dans cet emploi du temps surchargé, comment trouver l’épouse idéale ?...

Je capte des bribes de conversation et mes oreilles bourdonnent de sons divers, joyeux et frivoles qui forment une nappe musicale. Je crois que je vais m’évanouir mais je me ressaisis à temps et commande un Irish-coffee. Deux voix féminines jacassent et je me concentre sur leurs propos.

- Tu te rends compte, le type m’a demandé si cela ne me gênait pas de le servir, en tenue de soubrette et a exigé que la porte des toilettes reste ouverte lors de mes besoins !...L’annonce sur le journal stipulait : repassage, ménage et plus si affinités en contrepartie d’un hébergement gratuit.

- Aucun bail, aucun contrat. Il y a vraiment des ordures qui profitent de la misère humaine !

- Tu aurais vu la file d’attente dans le couloir ! ... des étudiantes stressées et... quelques femmes plus mûres qui poireautaient depuis l’aube espérant enfin trouver un logement. La précarité entremêlée visible à l’oeil nu !... Un jacuzzi trônait dans l’immense salle de bains. C’est là, qu’il m’a chuchoté à l’oreille « pour mes besoins physiques, je ne suis pas très exigeant, je me contenterai de trois fois par semaine ». Il a rajouté : « On peut négocier, bien entendu ». Là, j’ai vu rouge. J’ai vociféré : « Pauvre type ». Il a souri : « D’autres Demoiselles attendent leur tour et sont beaucoup moins revêches. Je n’ai pas de temps à perdre avec vous. Vous n’êtes pas nécessiteuse, vous êtes encore trop gâtée ». J’ai fui et lorsque j’ai descendu les escaliers, j’ai hurlé : « Ce sagouin nous prend pour des péripatéticiennes au rabais !... ». Tu me croiras si tu veux, mais une seule fille a quitté le rang et a emboîté ses pas aux miens. Les autres ont détourné leur regard. C’est ce qui m’a le plus blessée. De constater l’ampleur de la soumission devant l’abattoir !... Ces annonces glauques fleurissent à foison !...La crise engendre de curieux samaritains ! ... C’est à gerber !...

- Il opère où, le bouffon ?

- Dans le dix-septième arrondissement, rue des Dames. Et ce n’est pas une plaisanterie ! Ca n’arrange pas mes affaires. Je squatte toujours chez Kirna. Elle craque !...Je dois absolument rédiger un curriculum vitae et je ne sais pas comment m’y prendre. J’ai l’impression que toute cette énergie ne sert qu’à remplir les poubelles !

- Ne te fais pas de mouron, on va s’y atteler !

Je me suis levé et me suis tourné vers les deux banlieusardes qui détonaient parmi la faune coutumière de cet endroit.

- Excusez-moi de m’immiscer, mais si vous le souhaitez je peux vous aider.

Elles m’ont jaugé des pieds à la tête et ont jugé que je ne présentais aucun danger.

- Oh, merci Monsieur, c’est très gentil ! Le « Monsieur » a sonné telle une claque, car en y regardant de plus près,

nous n’avions que très peu d’années d’écart.

Voilà, j’avais fait ma B.A et les filles étaient reparties remplies de bonnes énergies. Je leur avais expliqué les pièges à éviter et donné quelques conseils astucieux. Au fond de moi-même, j’avais conscience qu’elles ne seraient jamais convoqué à une entrevue. Leur banlieue en elle-même était déjà un obstacle. Elle les reléguait en zone proscrite et leur langage fleuri s’avérait un handicap face à des interlocuteurs dénués de poésie. Elles allongeraient la liste du chômage. Les requins de la finance et les actionnaires ne s’encombraient aucunement de cette réalité. Ils reluquaient vers des contrées exotiques à la main d’œuvre attractive en clamant haut et fort, que dans notre vieux continent, les fainéants majoritaires entravaient le marché juteux de la compétition.

Je me suis dit qu’à ma manière, je contribuais également à ce jeu sordide.

Jusqu’ici, j’en avais accepté toutes les règles, je les avais même appliquées avec un zèle cynique, n’hésitant pas à faire virer de mon entreprise les « éléments » malades, faibles ou insoumis. J’alimentais et collaborais à l’aliénation collective. Après tout qu’est-ce qui me différenciait du bouffon du dix-septième arrondissement ?...

J’étais également un maquignon de la douleur, un faiseur de souffrances.

Mon regard a croisé une nouvelle fois ce pitoyable reflet gris peau de souris et je me suis trouvé d’une laideur absolue. Comme ce monde truqué que j’aidais à construire et que nous ne contrôlions plus, tellement la vitesse et l’appât du gain nous happaient.

En composant le numéro privé de mon patron, je me suis senti soudain apaisé.

- Où êtes-vous Basté, j’essaie de vous joindre depuis ce matin ?... Je le connaissais assez pour savoir qu’il se retenait d’exploser mais mes compétences réputées mettaient d’office un bémol à sa colère.

- Je ne viendrai plus au bureau Monsieur Guermond, je vous quitte. Il a réagi au quart de tour.

- Si vous avez reçu une offre de la concurrence, je double la mise.
- Vous faites fausse route Déstabilisé, il m’a demandé

- Vous êtes malade ?... peut-être la pression a-t-elle été trop forte ces derniers temps, je vous accorde 48 heures de réflexion... J’oublie cette discussion. Vous êtes fatigué, vous avez besoin de repos. Vous devez vous reprendre.

Je vous quitte définitivement.

J’ai raccroché de façon peu cavalière. La puce de mon portable a terminé dans le caniveau. J’allais m’évertuer à redonner à l’existence, des couleurs humaines et chaleureuses. Je me suis senti pousser des ailes. Un rire a alors chatouillé ma gorge pour se transformer en éclats de joie.

- Vivre...enfin vivre !...

Illustration : Manuji

1 Message

  • Flash de Lucidité

    25 janvier 2009 21:39
    Super texte ! Si seulement ils pouvaient tous reprendre leur lucidité... !

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