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Tags et graffittis

Une nouvelle parue dans le Sarkophage n°4

mercredi 20 février 2008, par Franca Maï


J’avais la bouche en sang. Les coups pleuvaient à rythme régulier. Précis. Ma chair endolorie frottait le sol cherchant des coins apaisants. Bordel, ils étaient tenaces les bâtards, ça les amusait de me piétiner, ils jouissaient des neurones !... J’ai fixé l’horizon. Je n’ai distingué que des tâches parcellées. J’ai pensé, je vais crever mais ils ne les trouveront pas !... Ce sentiment m’a revigoré et j’ai beuglé. Le cri bestial a fait écho - dément - les calmant sur le champ.

- Il a eu son compte !

- On le fouille ?

- Non, il pue trop et puis c’est un vioque. A cet âge-là, ils n’ont plus la santé. Nous, on a terminé le job, on rédige notre rapport.

Ils se sont éloignés.

Leurs souliers vernis tâchés par la boue et le rouge de mes veines.

Encore trois de sauvés ! J’ai serré les recueils de Baudelaire, de Nietzsche et d’Hubert Selby Junior contre mon ventre, anticipant la fierté de mes potes. La gymnastique des paupières a démarré, j’ai compris que je vrillais dans le coma. Mes ongles ont griffé la terre. Trop tard. L’obscurité a scié le jour m’enveloppant de ses ailes d’un noir profond.

Pourtant, je n’étais pas mort. Mes divagations continuaient à bousculer le tourbillon du néant. Je me souvenais de tout. Même des détails.

Comment ce pays réputé des Lumières avait sombré peu à peu dans l’imbuvable ignorance.

Le petit teigneux avait fini par cadenasser toutes les fenêtres de l’imaginaire. Les intellectuels dignes de ce nom croupissaient dans des prisons privatisées. Il fallait bien les remplir et rentabiliser leur coût exorbitant !... Quant aux autres, les usurpateurs de la pensée, ils passaient leur temps à cirer les pompes de leur maître tout en pondant des théories fumeuses sur une démocratie piétinée. Anastasie s’en donnait à coeur joie. Des bouquins étaient relégués en enfer quand ils ne brûlaient pas, tout simplement.

Un goût d’humus envahissait mon palais.

Ce n’était pas le moment d’abdiquer. Mes souvenirs m’entraînaient vers ma jeunesse où Mai 68 avait accouché de véritables merveilles. Cette révolution lumineuse nourrie aux « peace and love » m’avait fait découvrir les films de Fassbinder, Ken Russel, Dusan Makavejev désormais, interdits. La nouvelle génération, élevée au biberon de Zhonny et autres clones patentés, n’avait pour choix que les mièvreries et la littérature fleur bleue, revendiquées incontournables pour un parcours méritant. C’était clair, le petit teigneux avait pensé à tout. Il avait asphyxié la Culture aidé en cela, par des épiciers peu scrupuleux.

Contrôler les idées était son orgasme absolu.

Sa machine d’anéantissement carburait à merveille. A un détail près. Il avait sous-estimé la capacité de notre mémoire. Or, nous, qui avions eu la chance de goûter aux agapes de la liberté, nous résistions par la transmission du savoir. Le plaisir inoculé en nos chairs nous filait la rage et le pragmatisme. Pendant qu’il s’évertuait à édifier les murs de notre perte, nous creusions des souterrains où nous empilions les livres-clefs, volés dans des décharges aux barbelés électrifiés. Il nous arrivait même de négocier directement avec les chiens de garde, corrompus par le système en place. Eh oui, même les « gagneurs » n’étaient pas satisfaits !... Ils voulaient bénéficier de privilèges semblables à ceux de leur héros. Plus toujours plus. Ils possédaient une appétence de thune supérieure aux salaires alloués !... C’était notre aubaine. Leur vocabulaire restreint les handicapait pour la compréhension des œuvres, nous repartions avec de véritables trésors en nos besaces.

La pluie se la jouait capricieuse. La garce, elle trempait mes vêtements !.... Ma seule hantise était que les ouvrages subissent des dommages irréversibles. Toute cette course pour rien !... J’ai tenté de ramper jusqu’à un abri mais ma carcasse a refusé d’obéir. Ils avaient certainement brisé mes jambes,... J’en aurais chialé. Si proche du but !... Je luttais avec l’haleine de l’évanouissement.

Rester éveillé coûte que coûte.

Je n’allais tout de même pas leur donner la satisfaction de pousser mon dernier râle dans ce caniveau pourri. Mes pensées m’ont ramené vers ces gosses perdus qui ânonnaient des textes insipides et obligatoires dans des écoles financées par des publicitaires. Mais mon dieu, quelle putain de joie, lorsque nous leur récitions les romans appris par cœur !... Ceux qui nous rejoignaient -et ils étaient de plus en plus nombreux- prenaient la relève par le bouche à oreille.

Authentique essaim de cantharides autonomes !...

Le patrimoine s’agrandissait grâce à la rapidité d’exécution des amoureux de la langue et des vers. Lorsque les petiots butaient sur la sémantique, nous leur expliquions les subtilités du langage et ils partaient vers les villes ogresses, retranscrivant sur les dalles et les enceintes, les poèmes prohibés. Le macadam se transformait en un livre géant. Le mot était un venin redoutable.

Dans le camp ennemi, les incultes hurlaient au sacrilège. La jeunesse flirtait avec les perdants !.... Toute cette prose rayonnante et philosophique s’avérait improductive. Elle grippait la mécanique huilée de leurs sombres desseins. Les futurs esclaves se rebellaient, la subversion était au rendez-vous.

Le petit teigneux vociférait des ordres pour nettoyer et effacer les arabesques gravées au couteau mais elles refleurissaient comme par enchantement. Il n’avait aucune prise sur celles alimentant nos cerveaux et cette constance le rendait fou. Alors, il criminalisait la nourriture intellectuelle plaçant des caméras de surveillance dans tous les coins et les recoins du pays pour tenter de capturer les émotions mais nous pirations les délatrices zélées en les peinturlurant de madrigaux.

Les lettres d’alphabet hypnotisaient par leur danse enivrante les occiputs enfumés.

Le bruit de pas se rapprochait dangereusement. Des sons s’élevaient, fugaces. Facéties du vent ? ... J’ai pensé, ils reviennent, ils vont me dépouiller !... La nuit installait son rythme. J’ai tenté une nouvelle fois de bouger ma viande, mais mes membres restaient figés. J’étais cuit !... Les auteurs contemporains ou morts disparaîtraient à jamais. J’étais en possession de trois ultimes exemplaires. Quelle déveine !.... Même si je survivais, le message serait amputé. Je n’avais malheureusement mémorisé que quelques chapitres. La tristesse m’a envahi.

Mais les voix m’étaient familières !...
Les potes m’avaient repéré. Ils venaient me secourir.

C’est alors que j’ai observé le ciel. Ils avaient fait fort les petiots ! ...

Les nuages étaient bombés de tags et de graffiti.

Des lettres stylisées, en formes d’étoiles, dévoilaient leur secret : « Là où tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté.... »

Le poème se répétait à l’infini.

Malgré les douleurs, j’ai souri.
Rien n’était perdu.

Les rêves impossibles finiraient par taire les aboiements.

- Franca Maï, romancière, artiste, actrice, revisite habituellement des grands mythes comme celui de Dracula. Elle nous offre une nouvelle sous forme de clin d’oeil littéraire, qui actualise Fahrenheit 451, le célèbre roman de Ray Bradbury dans lequel une petite minorité résiste à l’autodafé.

- Le Sarkophage contre tous les Sarkozysmes

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Photo : Franca Maï
Crédit photo : Philippe Matsas

1 Message

  • Tags et graffittis

    23 février 2008 15:56, par Laet
    Je trouve cet article très joliment écrit... Et pis quel savoir-faire ! Chapeau...

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