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La voix du vent

mercredi 13 juin 2007, par Marlène T.

Y’avait ce foutu volet qui claquait, le vent qui s’engouffrait en sifflant sous la porte, la pendule qui tictaquait et mes pensées qui dansaient comme des sorcières une nuit de sabbat. Impossible de trouver le sommeil ! Trois heures du mat’. Je me suis levé et je suis sorti. Besoin de me rafraîchir les idées !

J’ai pris la rampe d’accès au port. Tout Brest dormait. La mer claquait en remontant, l’écume au bord des vagues. La lune, souveraine de la nuit, veillait à l’ordre des choses. Je me suis arrêté face à l’eau, les poings au fond des poches, le nez vers les étoiles. En pensée je quémandais maladroitement un miracle, m’adressant à un Dieu en qui je n’avais plus confiance. J’implorais sa présumée toute puissance.

- Tu pourrais me débarrasser de cette marée noire de bad news qui me pollue l’existence ?

Mais j’avais pas grand-chose à lui promettre en échange.

- Dieu, si tu fais ça pour moi, je te jure, croix de bois croix de fer, si je mens je vais en enfer, que…

Comment on marchande avec Dieu au juste ?
Et comment on lui parle ?

- Tiens mec, tant que t’es là, je peux te demander comment va mon père ?

- …

- Son p’tit nom c’est Lulu. KERIVEL. Il est bien arrivé au moins ?

- …

- Comment ça ? Il est pas chez toi ?

- …

- Nan, me dit pas que le vieux est là-dessous à croiser la corne avec Satan ?

Je commençais à délirer. Le froid, la fatigue, les nerfs… J’ai rebroussé chemin. J’étais seul dans les rues orangées de lampadaires. Même les mouettes devaient pioncer. Le vent tourbillonnait, chargé de sel et de sable. En marchant j’ai shooté dans une canette vide qui s’en est allée ricocher bruyamment dans le caniveau. J’ai relevé la tête comme un môme pris en flag’. C’est alors que j’ai vu cette fille. Ses longs cheveux volaient. Les mèches comme des tentacules s’enroulaient autour de son visage. Elle les a écartées d’un geste lent pour tirer sur sa cigarette. Elle était adossée à l’angle de l’avenue Salaun Penquer et de la rue Poullic Al Lor.

Qu’est-ce qu’on pouvait bien foutre ici à une heure pareil ? Me suis-je demandé, sans penser un instant qu’elle pouvait se poser la même question me concernant.

Quand je suis arrivé à sa hauteur, j’ai lancé un « Salut ». Simple, courtois. Histoire de pas passer pour un sauvage. Je n’ai eu que son silence en guise de réponse et l’éclat étrange de ses pupilles entre ses mèches emmêlées. J’ai baissé la tête et j’ai continué sans me retourner jusqu’à chez moi, un peu plus haut sur Poullic Al Lor.

Je tournais la clé dans la serrure quand j’ai eu la désagréable impression d’une présence dans mon dos. Je me suis retourné mais il n’y avait personne. Pas l’ombre de la queue d’un chat ! Une rafale de vent a soulevé un tourbillon de poussière, diaphane danseuse gitane dans la rue sombre, et au creux de mon oreille une voix a soufflé :

- Tu dois reprendre ton chemin…

Inquiet, j’ai jeté un œil à droite, à gauche. Rien. Au bout de la rue la fille avait disparu. Y avait-il un lien entre elle et cette voix ? Je me suis demandé si je ne commençais pas devenir cinglé. En rentrant j’ai balancé mon blouson sur une chaise et je suis allé me fourrer tout habillé sous l’édredon lourd d’un siècle. Le marchand de sable a eu la bonne idée de me livrer enfin ma dose de poudre aux yeux.

***

e me suis réveillé tard. La tête lourde et vide. Oubliées l’insomnie, la balade nocturne, la fille, la voix du vent ! Je me suis fait couler un café bien serré. Accoudé devant mon bol, sur la toile ciré à carreaux rouges et blanc, avec le journal de la veille, je me faisais penser à mon père. Deux larmes m’ont échappé. J’ai réussi à retenir les autres tant bien que mal.

Le soleil semblait vouloir briller. Mais le vent continuait de chahuter les quelques nuages en vadrouille. J’ai traîné ma carcasse vers la salle de bain, ramassant au passage le courrier dans le couloir, au pied de la porte d’entrée. Il y avait une facture, une publicité pour volets électriques et une feuille pliée en quatre. Je l’ai dépliée, par curiosité. Au centre de sa blancheur était noté : Appelle-moi. L’inscription avait l’allure tragi-comique du "Mangez-moi" d’Alice et je me suis demandé dans quel "Pays des merveilles" je m’aventurerais en téléphonant. L’écriture était ronde et nette. Une écriture féminine. Avec le tracé gracieux d’un stylo plume.

J’ai composé le numéro indiqué sans prendre le temps de réfléchir.

- Allo ?

Une voix de femme, à la fois douce et rauque.

- Bonjour, je…

Pas la moindre idée de ce que j’allais bien pouvoir dire.

- Erwan ?

- … On se connaît ?

- Oui. Enfin, en théorie.

- C’est à dire ?

- C’est un peu compliqué à expliquer…

- J’ai trouvé votre lettre !

- Je sais.

Evidement qu’elle savait puisque je l’appelais ! Et maintenant ? Me suis-je demandé. Qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’elle me veut ? Qui est-elle ?

- Une seule question à la fois Erwan !

Elle m’a dit ça comme si elle entendait ce qui se passait dans ma tête…

- Qui êtes-vous ?

- Tu es libre demain ?

- Qu’attendez-vous de moi ?

- Il faut que ce soit demain…

- Pourquoi moi ?

- Demain les conditions seront réunies !

- Ca vous arrive de répondre aux questions ?

- Parfois…

- Alors ?

- C’est un peu compliqué à expliquer… Pour demain, c’est d’accord ?

- Dites toujours, j’ai l’impression que ces temps-ci je suis abonné aux évènements "un peu compliqués".

Je l’ai entendu sourire au bout du fil.

- Tu es prêt à me faire confiance Erwan ?

- Faut voir…

- J’ai très peu de temps... Tu as de quoi noter ?

Elle a insisté :

- Tu notes, hein !?

Alors j’ai griffonné sous sa dictée :

Demain, onze heures trente

Landerneau

Librairie de Rohan

"Au pays des pardons" d’Anatole Le Braz

- C’est une plaisanterie ? ai-je demandé. Comment je vous reconnaîtrai ? Vous porterez une robe bleue et dans la main gauche une tulipe ?

- Moi, je te reconnaîtrai ! Je dois y aller maintenant ...

- Pourquoi tout ça ?

- Tu comprendras demain !

Et avant que j’aie eu le temps d’ajouter quoi que ce soit, elle avait raccroché. J’étais à la fois en rogne et stupéfait. Elle avait l’air tellement sérieuse. Je suis resté un moment le cul par terre dans mon couloir avant de digérer ses paroles, avant de décider si oui ou non j’étais vraiment devenu cinglé. La poisse me collait aux basques alors je me suis dit qu’au point où j’en étais je pouvais bien me rendre à ce rendez-vous aussi invraisemblable qu’il soit. Qu’est-ce que je risquais ?

Mon malaise s’est dissout avec ma saleté sous la douche. Il faisait beau. Je suis allé prendre un expresso au Cap Horn. Y’avait Pierrick qui racontait sa nuit avec une blonde désinhibée et Dan qui accordait sa guitare. Derrière le bar le gros Loïc battait la mesure sur le comptoir au rythme d’une musique qui ne jouait que dans sa tête. En fond sonore la radio crachotait des informations dont tout le monde se foutait. Je me suis senti presque bien. Ca faisait longtemps que ce n’était pas arrivé !

***

Puis la nuit m’est tombée dessus. Agitée. Bruyante. Cocktail habituel de cauchemars et d’insomnie. A ruminer ce coup de fil. A me demander si j’irais ou pas. A peser le pour et le contre. A redouter ce dans quoi j’allais fourrer mon nez. Puis à penser à ma vie. A craindre, espérer, enrager et regretter. A pleurer pour toutes les raisons que j’avais de pleurer, en profitant du noir et du silence et de la solitude…

J’ai émergé aux aurores. Mal aux tempes, une sale gueule, les yeux gonflés. L’angoisse qui montait comme la marée. Et si je rappelais la fille pour dire que je ne pouvais pas venir ? Et si je ne disais rien du tout et que j’oubliais Landerneau, tout simplement ? Et si, et si, et si, comment ils disent les parigos ? Avec des si on met des bouteilles à la mer ? La tête pleine de brume et les paroles de la fille qui tournaient en boucle dans ma tête. D’abord c’était qui cette nana ? Elle m’avait même pas dit son nom !

La curiosité a vaincu mes doutes. J’ai levé l’ancre sur le coup de dix heures. Brest-Landerneau : moins d’une demi heure. Inutile de dire que j’étais en avance. J’ai posé ma bagnole au parking de Léon et je suis allé directement à la librairie de Rohan.

- Bonjour ! Si vous désirez un renseignement, n’hésitez pas…

J’ai fait un sourire poli à la vendeuse avant de filer fureter dans les rayonnages. J’étais à la recherche d’une inconnue dont je ne connaissais que la voix. L’angoisse galopait de mes tripes à ma gorge. J’arrivais à peine à déglutir. Aucune idée de la raison de ma présence. J’ai fini par dénicher "Au pays des pardons" mais y’avait foutre rien de particulier dans ce bouquin ! Je l’ai reposé. Je transpirais sous mon blouson. Alors je suis ressorti.

Au téléphone, elle avait dit onze heures trente. J’ai essayé de me persuader que l’horaire avait une importance ! Je me suis posé au café du Port pour passer le temps. Trois fois j’ai demandé au barman si sa pendule était à l’heure. Il a finit par téléphoner à l’horloge parlante histoire d’avoir la paix. Et à onze heures et demie pétantes j’entrais à nouveau à la librairie de Rohan. Ce n’était pas la même vendeuse. Perchée sur un petit escabeau, celle-ci étirait le bras vers des volumes anciens.

- Merci d’être venu !

Elle me tournait le dos. J’ai reconnu sa voix. Un peu rauque. Je suis resté planté là, à la regarder descendre, sans pouvoir décoincer un mot. Puis elle a pivoté. D’un geste lent elle a écarté ses cheveux et m’a sourit.

- J’imagine que tu aimerais une explication !

Sans attendre ma réponse, elle m’a entraîné vers le fond de la boutique et a déplié une espèce de carte étrange.

- C’est une carte de destin. La carte de Mon destin en l’occurrence. Ces lignes ce sont des chemins. Tous les chemins qu’il m’est possible de prendre dans le courant de mon existence. On croit souvent à tord que le Destin est une seule et unique route dont on ne peut dévier. Mais en réalité, comme tu le vois, nous avons un vaste choix d’itinéraires. Un genre de libre arbitre… Ce qui explique que mon avenir sera différent selon que j’ai choisi d’étudier la chimie ou la littérature, que je pars en voyage au Mexique ou à Paris, que j’épouse cet homme-ci ou celui-là…

Elle a fait une petite pause. Je regardais la carte sans vraiment bien comprendre ce que je voyais. Pour être honnête, tout cela était tellement abracadabrant que je me suis demandé si je n’étais pas en train de rêver !

- Ce petit symbole au bout de certains chemins représente la mort. Elle est présente à divers endroit de nos vies et non pas à un seul. Ce sont nos choix, nos décisions qui nous mènent à elle. Les tâches colorées comme celle-ci sont des lieux. Et les rencontres sont symbolisées par des intersections entre mes chemins et des chemins de couleurs différentes. Les repères quadrillés indiquent la position des étoiles au moment des évènements. C’est en quelque sorte l’échelle de temps. Mais la progression sur une carte de destin n’est pas linéaire. La chronologie y est différente de celle que l’on connaît. C’est assez complexe… Disons que, si à deux dates distinctes la composition astrale est strictement identique, il est techniquement possible de se déplacer dans le temps. Bien entendu, d’une part c’est assez rare, d’autre part, nous sommes censés l’ignorer !

- Comment l’avez-vous découvert ?

- Je préfèrerais que tu me tutoies…

Elle a réfléchi un moment. Puis elle a pointé un doigt sur sa carte.

- Tu vois ce chemin bleu pâle là ? Et bien c’est un des tiens. Ici il croise chacun des miens. Ce qui signifie qu’à ce moment là, d’une façon ou d’une autre, je devais te rencontrer.

- Et ça ne s’est pas produit, n’est-ce pas ?

- Gagné ! C’était il y a un an…

- Tu as une explication ?

- Et bien … j’avoue que j’ai mis du temps avant de comprendre. J’ai pas mal fouiné. J’en ai conclu que tu avais tout simplement quitté ton destin avant que notre rencontre ait lieu.

- Quitté mon destin ?

- Je sais, ça va te paraître dingue mais…

- Rassure toi, tout ce que tu me racontes depuis le début me paraît dingue !

- J’ignore comment une chose pareille peut se produire, mais depuis plus d’un an, tu n’utilises plus ta carte du destin. Disons que tu navigues à vue et, par conséquent, les destins liés au tien s’en trouvent "perturbés".

- Comment ?

- Tout dépend des cas. Pour certaines personnes, il ne s’est rien produit de particulier, elles auront emprunté un autre chemin que celui sur lequel elles devaient te croiser. Mais dans mon cas, je me retrouve coincée dans une espèce de dimension parallèle parce qu’à ce foutu endroit de mon destin je n’avais pas d’autre option que celle de te rencontrer ! Je ne peux plus progresser.

- Et tu crois qu’on va pouvoir y changer quelque chose ?

- J’espère ! Tu dois d’abord réintégrer ton destin…

- C’est possible ce genre de truc ?

- Ca ne sera pas le plus difficile. Mais il y a ce maudit quadrillage qu’il faut respecter.

- La composition astrale ?

- C’est ça ! D’après mes calculs d’ici dix minutes on y est. Lieux et astres compris. Mais avant de réintégrer ton destin tu dois absorber notre rencontre manquée comme un souvenir. Ensuite nous n’aurons plus qu’à jouer la scène.

- Il faudra faire semblant ?

- En ce qui me concerne, oui.

- Et moi ?

- Lorsque tu reprendras le cours de ton destin tu vas oublier ce que je suis en train de te raconter… Il n’en restera qu’une trace dans ton subconscient.

- Comment je ferai alors ?

- Comme tout le monde : tu te laisseras porter par ton destin !

- Et si ça marche pas ?

- Il suffit de le vouloir ! D’abord, inscris bien ceci dans ton esprit : A midi tu entreras à l’Armorique, tu prendras une table côté fumeur

- Mais je ne fume pas !

- Peu importe… Tu déjeuneras en lisant. Et tu laisseras les choses se passer comme elle le doivent. Tiens, n’oublie pas ça !

Elle m’a fourré "Au pays des pardons" d’Anatole Le Braz dans les mains. Puis elle a replié sa carte et s’est éloignée en murmurant plus pour elle-même qu’à moi :

- Rendez-vous l’année dernière…

Je me suis frotté le visage, perplexe. Et lorsque j’ai relevé les yeux, elle avait disparu.

- Vous trouvez ce que vous voulez monsieur ?

C’était l’autre vendeuse. Où était passée celle qui venait de me quitter ? Et puis qui était elle ? Avais-je rêvé ce coup de téléphone ? La carte de destin ? A mesure que je tentais de rassembler mes esprits, mes souvenirs se détricotaient. Avais-je réellement eu cette discussion ? Vu cette carte ? Qu’est-ce que je faisais là ? J’ai payé le livre que j’avais à la main et je suis sorti. Le soleil brillait. Impossible de me rappeler ce que j’étais venu foutre à Landerneau ! Le premier coup de midi sonnait au clocher. J’ai pris la direction du parking de Léon avec l’intention de rentrer. En passant devant L’Armorique je me suis ravisé. Y’avait pas d’urgence ! La serveuse qui m’a accueilli s’est excusé : plus de table en zone non fumeur. Peu m’importait. Je me suis installé et j’ai commencé à feuilleter mon bouquin en sirotant un kir. La salle était comble. Bercé par le brouhaha rassurant, le nez entre les pages, j’en oubliais presque de manger.

- Excusez-moi…

J’ai relevé la tête, affichant un air désolé, persuadé que la serveuse souhaitait que je libère ma table. Mais une jeune femme, plantée à ma gauche, me souriait. Son visage me rappelait quelque chose. Elle a écarté ses cheveux d’un geste lent.

- Vous avez du feu s’il vous plait ?

- Non, désolé, je ne fume pas…

Elle a eu un regard amusé. J’ai eu l’étrange impression de revivre une scène passée. Mais de n’était pas la première fois que cela m’arrivait. Elle a pointé mon livre du doigt.

- Très bon bouquin n’est-ce pas !?

J’ai hoché la tête. Sa voix me semblait également familière. Comme elle s’éloignait, je l’ai retenue.

- Attendez… On se connaît ?

- Maintenant, oui !


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