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La ligne blanche

vendredi 18 août 2006, par Franca Maï

J’étais sur la ligne blanche. Elle défilait sur le macadam. De plus en plus rapidement. Les yeux rivés au sol, je ne la lâchais pas du regard. Elle m’hypnotisait. Pied sur l’accélérateur, je l’observais devenir un mirage de plus en plus flou. Aucune larme ne coulait sur ma joue. Juste cette envie de vitesse qui happait vers la spirale démente. Le vertige du trou noir.

Je l’entendais encore bien distinctement le bâtard : 350 licenciements. Nous délocalisons !... Destin pourri, à tenter de survivre pour manger !... Tu parles d’un but !... Courir après quelques pépites pour apaiser les ventres et dormir dans des cages à rats. Se coltiner des crédits à perpétuité et finir asphyxiés. C’était le lot de la majorité des humains.

Et nous l’acceptions, l’échine basse et le pas lourd.

A l’annonce du patron, des collègues s’étaient écroulés sur leurs machines à broyer en vociférant des insultes, d’autres avaient pleuré silencieusement. Mais personne n’avait mis le feu à l’usine, trop anéantis par l’avenir encore plus caillouteux qui se dessinait implacablement. La vieille bâtisse s’était vidée par vagues et puis... ce silence assourdissant.

J’ai pensé, enfin libre !... Je suis libre de mon temps.

J’ai commencé par respirer l’air et à regarder les arbres. Ca faisait un sacré moment que je n’avais pas humé la nature. Alors j’ai flâné, sans direction précise et je me suis retrouvée au bord d’une rivière à observer les barques vides et leurs promesses enchanteresses. Un couple de cygnes blancs a traversé mon champ de vision. Ils étaient majestueux et sereins. Je n’ai plus senti la petite boule d’angoisse latente en mon ventre. J’étais émerveillée par ce tableau apaisant. J’ai entendu un coup de fusil. L’un des deux palmipèdes s’est écroulé, long cou souple enfoui subitement dans l’eau verte, le plumage tâché de sang. Un homme sans âge se tenait devant moi, le visage hilare. « C’est beau tout ce rouge sur cet immaculé... Une œuvre d’Art ». La question est restée coincée dans ma gorge quelques secondes et lorsque j’ai crié « Pourquoi... bordel... pourquoi ? », déjà, il s’éloignait en sifflotant.

Lorsque je suis rentrée à l’appartement niché au 23ème étage d’une tour disgracieuse, je n’ai rien dit à ma fille, Mona. Aucun mot sur ma mise à l’écart du monde du travail, ni sur l’acte de violence totalement gratuit auquel j’avais assisté, impuissante.

Elle a douze ans. Je ne veux surtout pas la perturber avec mes problèmes et mes états d’âme. C’est déjà assez compliqué pour elle. Elle est timide. Elle rencontre des difficultés à communiquer et à se faire des amies. Comme elle est très douée à l’école, ça l’isole. Les enfants apprennent la cruauté dès leurs balbutiements. Ils la traitent d’intello surannée !. Ils ne supportent pas son intelligence et sa curiosité. Alors, je colmate comme je peux mais à son âge, elle a besoin d’une confidente autre que sa Mater. Je ne sais pas comment l’aider. Elle me renvoie le miroir occulté de mon enfance. Je me fais du souci pour elle. Je connais trop bien la suite.

La ligne droite ne l’est plus. Ma caisse l’entrelace et l’aborde en zigzag. Ca me berce comme dans un tour de manège. J’ai ouvert la vitre. Le vent ébouriffe mes cheveux et quelques mèches entravent mes cils. Le macadam au goudron syncopé, brille. Je me sens bien. Le compteur continue sa course infernale. Totalement grisant.

J’ai trouvé un job rapidement. Enfin... disons plutôt une solution d’urgence. Un pansement provisoire. C’est payé au noir et je suis complètement exploitée. Je n’ai pas le choix. Il faut faire bouillir la marmite et dans ce trou perdu, soit tu marches, soit tu crèves dans l’indifférence générale. Alors je lave des verres, je fais la plonge, balaie les latrines et assure le service pour des tablées festives de futurs cocus. Comprenez : serveuse à des mariages. J’ai un petit tablier autour de la taille, un sourire permanent affiché aux lèvres.

Ma contribution à l’illusion du bonheur.

Pourtant, même dans cette fosse aux mensonges, des bouffées d’oxygène jaillissent. L’autre nuit, un couple de vieux grincheux s’est mis à danser le paso-doble. Leurs jambes qui s’emboîtaient en fusion, synchronisées et complices, étaient d’une beauté époustouflante. Leurs corps baignant dans une innocence harmonieuse, également !... Je suis restée un long moment à les admirer. Même leurs visages s’étaient métamorphosés. Un véritable état de grâce.

Certains pensent que nous ne sommes que de passage sur terre. La vraie vie étant ailleurs. Ce bas monde, dévoilant l’ébauche de ce que nous pourrions devenir. A nous donc de capturer la sagesse pour ne pas commettre les mêmes erreurs, là-bas et rectifier le tir !... Cet espoir les maintient sur la ligne droite : dociles et repus. Moi, je ne crois en rien. Les Dieux ont été inventés par les hommes pour les endormir éveillés. Je ne crois que ce que je vois. Et là, je comprends que je file un mauvais coton !...

La chaussée est de plus en plus glissante. Une pluie facétieuse entame sa danse mouillée. La vérité est que je souhaite me coltiner la faucheuse. Je suis prête. Je n’ai plus de goût à rien. Je vais droit dans le mur, attirée par le néant.

C’est alors que la bouche tout en rire de Mona m’apparaît. Je la revois téter mon sein. Ses petites lèvres aspirant goulûment mon lait généreux. Et le souvenir de la force inébranlable qui m’habitait à cette époque-là, revient squatter mes veines. Ouais... la grossesse et la naissance de ma fille, furent de la pure magie !... Personne ne pourra m’enlever çà. C’est à moi !... Ancré dans ma mémoire.

Ma chaussure à semelle compensée, lâche progressivement le pied de l’accélérateur. Le paysage redevient normal. Les contours du tunnel sont maintenant raisonnables et la ligne droite reprend sa forme initiale, tel un serpent à l’infini. Les néons me renvoient leur lumière artificielle. Des lucioles télescopent ma boîte crânienne. C’est joli.

Déménager !...

voilà ce que je vais proposer à Mona. Changer de lieu, changer de chance. Partir à l’étranger. Autre langue, autres coutumes. Elle rêve d’île. Nous allons y aller !... Ensemble. La précarité est moins pénible au soleil. Et nous allons défricher toutes les deux, à notre rythme. Cette idée m’excite. Je n’ai qu’une hâte c’est de serrer mon petit bout de chair pour lui annoncer la bonne nouvelle !...

Les crampes d’estomac ont disparu. Je tourne le bouton de la radio. La musique imprègne mon occiput. Elle est douce et la voix du chanteur m’enveloppe de mots bienfaisants. Je connais cette chanson... Ouais...bien sûr que je la connais, suis-je bête, je n’avais pas tilté !... c’est sur cet air-là que l’homme qui a sculpté ma fille m’a quittée. Pour une plus jeune. Un hasard ?... Le destin s’acharne toujours à vous remettre les pendules à l’heure !... Je n’en ai même pas voulu à Pedro. Je savais que tôt ou tard, il paierait cette escapade. La jeunesse est un leurre et elle est impatiente. Il y avait un décalage mais lui ne le voyait pas. Je cherche une autre onde. Je n’ai pas envie de me faire du mal. J’ai d’autres projets en tête. Je rêve. Et ça me fait du bien.

Pourquoi ce satané camion a-t-il déboulé en sens inverse ?... Il n’avait rien à faire ici. Ma caisse a tenté de l’éviter. Elle s’est cabrée dangereusement, a fait trois tours sur elle-même pour finir par s’encastrer dans ses entrailles. J’ai vu le type, la tête éclatée dans le pare-brise. J’ai cogité rapidement :

-A quoi pensait-il donc ? ...

J’ai marché quelques pas en me vidant de mon sang. Les volutes de fumée obscurcissaient ma visibilité et je me suis écroulée. Mais comme je n’ai pas vu défiler ma vie en vitesse accélérée, je n’ai pas eu la trouille. La mort ne voulait pas de moi, j’en étais certaine et puis je n’étais pas prête à me laisser mordre par cette grue ! ...

Le bruit d’une sirène a hurlé son antienne. Des pneus ont crissé au sol. Des portières de voiture ont claqué.

J’avais encore à en découdre avec le quotidien et Mona m’attendait. Elle comptait sur moi. Je n’avais pas le droit de rater ce rendez-vous.

Pourtant, il fait froid. Désespérément froid. J’ai anormalement froid.

Le 3 Octobre 2005 Rue des prés du bonheur

La ligne blanche nouvelle inédite de Franca Maï parue dans la revue CCASINFOS n°270 juillet/août 2006


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