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La littérature noire de colère

Deuxième partie

lundi 17 avril 2006, par Séverine Capeille

Pour un écrivain contemporain, qu’est-ce qu’être en colère ? Quelle différence cela fait-il ? Quel sens donner à la colère dans ce désintérêt généralisé pour les violences textuelles ? Que peut la colère d’un écrivain dans la littérature ? Les « colères errantes de l’époque » (Artaud) peuvent-elles s’écrire, être catalysées sous une plume ?

La colère est en rapport avec la parole, le cri, le non. Elle renoue avec le corps qui n’a pas dit son dernier mot. Elle renoue avec le passionné en péril. Il y a comme une résonance des voix : on peut les écouter médire, crier… Dostoïevski et Michaux parlaient d’ailleurs littéralement à haute voix [1] tandis qu’ils écrivaient, les auteurs donnant de la voix, la faisant vibrer, haute et aiguë. Nietzsche quant à lui « donnait de la voix », non pas dans l’expression qui suppose de hausser le ton, mais dans son sens littéral. Lui qui se qualifiait de « vieux psychologue charmeur de serpents » savait, disait-il, « forcer à parler haut ce qui voudrait se taire… » [2] Les œuvres sont comme des séismes dans les corps et l’écrit. Mais comment écrire les cris de colère ? Comment transcrire ces points sonores de résistance ? Les cris qui devancent les corps, pro-jets des corps qui suivent la courbe de la décharge.

A l’image de l’émotion, l’écriture colérique est marquée par sa brièveté, sa rapidité. Elle est incisive. L’écriture elle-même est prise de spasmes. La ponctuation étant une question de respiration, elle suffoque par moments : les textes sont marqués par des points d’exclamation, de suspension… La présence d’excès dans les pages attire vers une exigence intime, une révolution interne. Nous sommes placés du côté des « grandes épreuves de l’esprit », du « dérèglement raisonné de tous les sens », du côté de l’Etre. L’écriture est déliée, reconstituant les pics de colère, les fragmentations intérieures, dans un mouvement discontinu.

Les textes deviennent symptomatiques [3] , exprimant à la fois le manque et le trop plein. La colère qui les anime est une « goutte d’acide qui forme le précipité » [4] et une « ivresse » qui ne cesse de les emporter. Elle se comprend dans sa duplicité. Le mot « ravissement » peut lui être attribué, dans son sens d’enchantement et dans celui de rapt, d’enlèvement.

L’écrivain se soulève, emportant avec lui le langage trop propre, trop policé. Il se dresse avec toutes les ressources de son être contre le consensus mou qui ferait que les plus nombreux devraient avoir raison. Son visage rougit affronte la page blanche. La langue s’empare de son objet, se tord sous ses impulsions. Moment unique, ténu, rapide, l’explosion de la colère brouille les lignes, saute les brouillons. Péguy disait d’ailleurs qu’« un fatras vivant vaut mieux qu’un ordre mort ». Et une terrible incompréhension entoure les auteurs…

Le « génie colérique »

« Est-il situation plus lamentable que celle du génie naissant ? » questionne Hubert Colleye dans son étude sur L’âme de Léon Bloy [5] : « L’inexorable société qui n’a en vue que sa propre conservation et son éternel renouvellement malaxe tant qu’elle peut le jeune être qui se cabre, pour en faire un individu comme les autres, docile, poli, souple, respectueux des routines et aussi dépouillé que possible d’idées personnelles. » Le génie est mis hors la loi. Car :

Aucun bénéficiaire d’un système n’aime l’insolent qui analyse et démontre les logiques dont procèdent ses avantages ; aucun nanti n’apprécie l’empêcheur de jouir entre complices et comparses, qui prouve le fonctionnement violemment inégalitaire du système en place ; aucun individu comblé par le marché n’applaudit l’impudent qui dénonce la manière injuste dont s’effectuent les partages : on transforme vite en victime émissaire le penseur qui dit la vérité, dévoile, arrache les décors et montre dans une pleine nudité critique la douceur du monde pour un petit nombre et sa dureté pour la plupart. [6]

Irrespectueux, choquants, provocants… tels sont les adjectifs qui sont généralement attribués aux « grands hommes », ceux que Nietzsche définit comme « des explosifs où s’accumule une énorme force retenue » [7] . Michaux dirait que « la poudrière de l’être intérieur ne saute pas toujours » et qu’on « la croirait de sable », mais il s’accorderait sur la violence de la déflagration (« tout à coup, ce sable est à l’autre bout du monde » [8] ). Bernanos ajouterait que « l’immense pression exercée à chaque heure, jour et nuit, sur nous tous » vient du « conformisme universel, anonyme » et il conclurait sur « la déformation des esprits » [9] . Mais dans tous les cas, le génie est là : « Quand, dans la masse, la tension est devenue trop forte, l’excitation la plus accidentelle suffit à susciter le « génie », « l’action », le grand destin » [10] dit Nietzsche. Le « génie colérique » (selon l’expression de Michel Onfray) serait comme une étincelle jaillissant de deux corps (physique et littéraire) qui se percutent. Il est une excentricité facilement repérable dans une société policée.

De ce fait, le « génie colérique » porte l’idée de singularité, et par conséquent de solitude, d’isolement… « Ah ! ne me plaignez pas. », couperait sèchement Léon Bloy, « si ma vie avait été autre, si j’avais été un prudent, un modéré, un mesuré, que serais-je aujourd’hui ? », « Quelle raison pourriez-vous avoir de m’estimer ? » [11]. C’est la colère de l’auteur qui lui procure de l’estime, une appréciation favorable de son mérite personnel, de son génie. La démesure propre à la colère l’entraîne vers la grandeur, le hausse au niveau de l’exception, du prestige. Elle est nécessaire à son activité littéraire, elle en porte le génie.

Le génie colérique porte le chef d’œuvre, survole les abîmes du Temps.

Notes

[1] Jean-Pierre Martin, La Bande sonore, Essai sur le roman de la voix, Corti, 1998, p. 31

[2] Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, ou comment philosopher à coups de marteau, Œuvres philosophiques complètes, NRF, Gallimard, 1974, p. 59

[3] Expression employée par Dominique Rabaté, Poétiques de la voix, José Corti, 1999

[4] Jacques de Lacretelle, Aparté, Nrf, Paris, Gallimard, 1927, p.26

[5] Hubert Colleye, L’âme de L éon Bloy, Tome 1. La genèse du Désespéré. Paris, Desclée De Brouwer, 1930, p.36

[6] Michel Onfray, Célébration du génie colérique, édition Galilée, 2002, p.18

[7] Nietzsche, Crépuscule des Idoles, ou comment philosopher à coups de marteau, Op. Cit., p. 138

[8] Henri Michaux, Plume, « Mouvements de l’être intérieur », Gallimard, 1938, p.133

[9] Georges Bernanos, La France contre les robots, Plon, 1970, p.234

[10] Nietzsche, Crépuscule des Idoles, ou comment philosopher à coups de marteau, Op. Cit., p. 138

[11] Léon Bloy, Mon journal (1892-1917), (ABU), 16 juillet 1903


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