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Le pouvoir d’Achat

jeudi 15 septembre 2005, par Franca Maï

Ils sont entrés en défonçant la porte. Cinq hommes parés comme des robocops. Je n’ai même pas eu le temps d’ôter le tablier qui enserrait ma taille. Mes mains étaient encore imbibées du produit gluant à vaisselle. L’assiette a valsé. J’ai été plaquée au mur sans ménagement.

-Vous faites erreur !

Ma voix émettait des tremblements. Je ne la reconnaissais même pas. Comme si en un quart de seconde, je m’étais perdue dans une autre carcasse.

-Ferme ta fosse à mensonges !

Ils me palpaient tout en me déshabillant. Le plus grand a sorti une carte. J’y ai vu inscrit le mot Police.

-Je vous assure, vous faites une grossière erreur.

Un ordre autoritaire lancé par un blond enrobé a guidé leurs actes.

-Qu’elle transpire vite les gars !

A ce moment précis, j’ai eu une envie pressante d’uriner. Ma tête azimutée se répétait comme pour se rassurer : Je suis dans un cauchemar... Je vais me réveiller... Mais non...il était bien 14 heures et ce groupuscule armé jusqu’aux dents, piétinait le sol de mon appartement. J’ai distingué des éprouvettes. Des doigts adipeux en ont posé une, sous chacune de mes aisselles.

-Madame se la pète rebelle ! ... Elle ne veut pas coopérer !

Pourtant je vous jure, j’étais en eau. La peur cognait toute ma viande.

C’est alors que l’un d’entre eux a posé froidement un P38 sur ma tempe. Son regard d’acier était tout simplement terrifiant.

-Alors tu te décides, sale garce !...

Je me suis évanouie.

La lumière était dure, froide presque clinique. J’étais allongée sur une table, écartelée et je sentais le nez d’un individu chatouiller mon corps. Il reniflait profondément chaque parcelle de mon épiderme.

-Nous tenons l’essence rare. Bravo, beau travail, Messieurs.

Mes paupières s’ouvraient et se refermaient à cause de l’éblouissement des spots en guirlandes installés au-dessus de ma tête. Je ne distinguais aucun trait des gens qui s’agglutinaient en gobant religieusement chaque parole de l’homme. J’ai eu envie de parler mais j’ai compris que mes lèvres étaient scotchées. De toute manière, ma salive s’était évaporée. J’avais soif. Puis, tel un essaim de coléoptères, tout ce petit monde s’est volatilisé. Des mains délicates ont arraché le ruban adhésif qui me servait de baîllon, me laissant juste une sonde pour que je puisse enfin m’abreuver.

-C’est réellement un grand jour !... Une découverte essentielle...

L’inconnu me souriait. Ses dents étaient blanches et bien alignées. Mais il ne me voyait pas. Il était aveugle.

Combien de temps, suis-je restée piégée dans cette pièce surchauffée ? ... Je n’en sais strictement rien mais les heures m’ont semblé longues et pénibles. Et plus je buvais, plus j’étais assoiffée. Je me répétais intérieurement, je suis innocente, vous vous trompez de personne, vous nagez dans l’erreur mais en y réfléchissant bien, quelle que soit la cible recherchée, la situation était sacrément déroutante.

D’autres robocops sont venus me chercher. Leurs silhouettes étaient différentes. Plus courtes, plus trapues. Je venais juste de m’assoupir. Mon corps dégoulinait de sueur par la chaleur anormale qui sévissait régulièrement en bouffées volcaniques. Ils ont récupéré ma transpiration dans des petits flacons précieusement décorés.

-Mission accomplie.

L’un deux a coiffé ma longue chevelure ébène en la métamorphosant en un chignon sévère et m’a parée de vêtements griffés. Ornée d’un bandeau sur les yeux, j’ai été déplacée sans pouvoir détecter le chemin parcouru. Je n’avais plus aucun repère. Je marchais dans une nuit semblable à un trou noir. J’ai soudain capté un énorme brouhaha. Des bribes de paroles fusant dans tous les sens parvenaient à mes oreilles.Le bruit était assourdissant enfantant des maux de tête.

-Très tendance.

-Sublime, ma chère, absolument divin !

J’étais exhibée sur un socle transparent dressé en hauteur et une foule compacte se précipitait vers moi.

-Et ce parfum... Incroyable... C’est le nouvel élixir de jouvence...

Maintenant, libérée de toute entrave, je pouvais mettre des visages sur le flot discontinu de logorrhées débitées avec frénésie. J’ai vu... des bouches difformes s’extasier. J’ai vu des petits cercueils baptisés « stands » se reproduire à l’infini dans un espace démesuré. J’ai vu... des marques de mode scintiller en mirages hypnotiques. J’ai vu l’apparence prendre le dessus de l’âme.

Ca grouillait de partout dans un speed hallucinant.

Je me suis aperçue que je n’étais pas la seule à subir cette épreuve particulière. D’autres femmes affichaient une posture similaire. Elles avaient la particularité d’être brunes. Sans exception. Nous étions donc repérées, parquées et tatouées comme du bétail. Nous représentions l’engouement immédiat et absolu. Mais pour combien de temps ?...

L’aveugle a pris place à mes côtés et s’est fendu d’un exposé détaillé sur ses recherches et expérimentations. J’ai compris que j’étais la quintessence d’un aboutissement.

-Vous avez devant vous, la perle rare ! ... Elle possède le trésor. Vous ne vieillirez plus jamais. Son hydrorrhée est unique. Il est primordial d’asperger vos nouveaux oripeaux de sa fragrance.

Le mot d’ordre était lancé. Les acheteurs, les journalistes, se battaient comme des chiffonniers pour obtenir le flacon-miracle et moi, j’avais conscience que ma survie n’était liée qu’à un prix : celui de continuer à transpirer, sans relâche. Et ce sentiment m’a gavée. Réellement. Pourquoi aurais-je travaillé contre mon gré pour une organisation cyniquement structurée alors que cette richesse je la portais en moi ?... Elle était inoculée en mon épiderme. Elle m’appartenait. Après tout, je n’avais aucune obligation de résultat, si ce n’était cette menace permanente à faire du rendement sous peine d’être occise !... Remarquez, cette donnée portait à mûre réflexion.

Les robocops chargés de ma surveillance redoublaient de vigilance. Les nerfs à vif. Non seulement ils enregistraient le moindre de mes battements de cil mais ils me protégeaient des éventuelles tentatives d’enlèvement ourdies par la concurrence. Ce monde était sans pitié et très réactif. Je n’avais donc pas le choix excepté, celui de me plier aux exigences de l’aveugle. Pourtant dans ma boîte crânienne, la volonté réelle ne percutait pas ainsi. J’étais née libre, je me devais de le rester. Grâce à cette certitude implacable, j’ai commencé à formenter un plan d’évasion, les neurones en ébullition. La rage au ventre. Ce n’est pas si difficile de déjouer une surveillance, je vous l’assure !... Il suffit de décrypter la stratégie appliquée en s’amusant à poser des leurres. Je me suis grimée en archétype de blondasse oxygénée. Auparavant, j’avais pris soin de délivrer toutes mes comparses brunes. Allez comprendre pourquoi, seules, trois d’entre elles m’avaient suivie !... Les autres préférant leur triste sort à une échappée jubilatoire. La trouille très certainement ou l’acceptation d’un sale destin ou peut-être tout simplement... le manque de foi en un changement imminent.

Les robocops ne se sont pas méfiés. Nous étions la copie conforme de cette faune ambulante sertie de codes, de rites, de gestuelle et de parler fort. J’avais remarqué que les mains et les cavités buccales bougeaient démesurément lorsqu’il s’agissait d’illustrer une idée ou d’exprimer une émotion. Alors dans un mimétisme synchronisé, nous avons reproduit à la perfection les « sésames » de la reconnaissance. Et c’est ainsi que nous avons traversé la voûte royale menant à l’air libre. Sans l’ombre d’une inquiétude. En toute légèreté.

La 1007 dernier cri jaune canari de Peugeot stationnait sur le parking et nous avons coincé le conducteur, tout en douceur harcelante. Assis derrière le volant, l’aveugle n’en menait plus large. Les mal-voyants possèdent un sixième sens redoutable.

-Dis-moi, ça fait quoi d’être épinglé telle une cantharide, hein !

Puis nous l’avons aspergé de nos exhalaisons vénéneuses jusqu’à l’enivrement fatal.

Désormais, il m’obéissait au doigt et à l’oeil. Il était sous influence, dépendant. J’étais devenue sa drogue. Je l’ai fait monter sur l’estrade illuminée où l’attendait frénétiquement, crayons en mains et doigts fiévreux, toute l’industrie performante du textile.

-Mes chers amis, la « fashion-attitude » est à la couenne d’humain. Votre pouvoir d’achat réside là. Très mode, très fun. C’est l’arme absolue d’une réussite terrestre.

La messe était dite. Ils ont commencé à s’observer bizarrement. Le maître n’ayant pas donné de précisions. S’agissait-il de la peau de riches ou de celle des pauvres. Laquelle des deux possédait cette vertu spécifique ?... L’ère du cannibalisme pointait ses molaires acérées. Le chaos était prévisible. Déjà, des corps tombaient, piétinés sauvagement. L’affolement gagnant chaque respiration.

La terre s’éteignait au rythme de la froidure des coeurs. Facétieusement, à la régularité d’un métronome.

Nouvelle pondue le 5 Septembre 2005 Rue des Prés du bonheur


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