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La « bridée » n’a pas de nom !

RENTRÉE LITTÉRAIRE 2003 : "JEAN-PÔL ET LA MÔME CAOUTCHOUC" DE FRANCA MAÏ

lundi 16 juin 2003, par Séverine Capeille

Guerre d’Indochine, minuit pile, l’heure du crime. Dans une cave, des hommes sans humanité réduisent une fleur d’Asie en pot pourri. Jean-Pôl s’enfonce dans le récit de l’extrême bassesse de la condition humaine comme dans la rizière d’où il nous parle. L’homme est capturé par les choses, devenant chose, perdant, dans son contact avec la matière, ce qui le fait homme libre. Il s’enlise. Il est ce personnage qui passe du grenier monotone de son enfance à la cave repoussante de la violence où la « bridée » n’a pas de nom.

Franca Maï peint un monde de misère, de désespoir et de maléfice où les personnages, fuyant les gestes, n’ont pas même un acte pour se rattraper. La guerre est une histoire d’hommes ou plutôt de virilité. L’ennemi est une femme. Les dés sont pipés. Ils l’atteindront au plus profond de son corps, ils mutileront son effrayante beauté, ils déverseront en elle leur haine de ne pas la posséder. Les liquides imprègnent les matières dans un processus lent, une dissolution implacable, et Jean-Pôl à soif.

Jean-Pôl, « c’était un rêveur, un petit ange de tendresse » nous dit sa mère, une autre « bridée » dont personne ne connaît vraiment le prénom ; la première « jaune » au corps meurtri, échangé contre quelques billets qu’il ne faut pas oublier de recompter. C’était « un môme grimé, sous cocotte-minute » nous dit le vieil Auguste qui l’a vu grandir ; c’était « de la graine de délinquant » selon la grand-mère.

"Jean-Pôl et la môme caoutchouc" est un roman polyphonique où les silences, les solitudes prennent leur revanche, où les voix se superposent sur les fausses notes de la vie. Un récit qui s’écrit sur une retentissante absence de cris, où la douleur ne dévoile son ampleur que dans son mutisme dévastateur. C’est une peinture à la fois éclatante et sans couleurs. Une condamnée à mort, une grand-mère défunte, une prostituée toxicomane… Une démonstration de l’impuissance qui pousse Franca Maï à prendre des personnages arrivés aux confins d’eux-mêmes et trébuchant contre une absurdité qu’ils ne peuvent dépasser.

L’attrait qui se dégage d’un tel récit est indéniable. On n’abandonne plus l’histoire et le lecteur à son tour épouse cette liberté supérieure et ridicule qui mène les personnages à leur propre fin. La langue est rigoureuse, d’une prodigieuse vitalité, vorace même : elle se nourrit de tous les mots à sa portée, elle les malaxe, les digère jusqu’à l’écœurement d’une ultime chope de bière.

Jean-Pôl doit obéir au colonel Rovache. Le colonel Rovache doit « respecter les ordres venant de France ». Mais les personnages, acculés à leurs propres passions, n’ont que faire d’une quelconque culpabilité dans leurs actions. Le désir, le pouvoir, l’honneur sont autant de parades qui explosent comme des bombes dans le désordre d’un champ de bataille psychologique. Leurs actes sont d’autant plus condamnables : on peut leur trouver des explications, pas une seule excuse. Il s’agit de démontrer que le plus pervers des êtres agit, réagit et se décrit comme le plus banal.

Qu’est-ce qu’un « traître » ? Ce n’est finalement qu’une question de point de vue. On ne peut être un traître qu’en fonction de quelqu’un ou de quelque chose. Ce père, qui sacrifie sa fille sans la moindre résistance, ce Moïse des temps modernes qui mène la chair de sa chair sur l’autel des Enfers, ne trahit pas sa Patrie, ne trahit pas sa parole. Et la « bridée » ne parle pas. Tout le monde parle, sauf elle. Dans ce monde prosaïque, le pouvoir des mots emplit la rizière, et quand il faut apaiser les flots de trop d’absurdité, seul le langage de la transgression, de l’écart, de la révolution peut s’infiltrer : la poésie. Des vers susurrés à l’oreille d’un homme de passage par une prostituée en mal d’amour, des poèmes enveloppant une fille perdue, dans le sang des liens du sang.

Le roman de Franca Maï laisse le goût amer de la Guerre. Les victimes n’ont pas de nom, qu’elles soient finalement en Indochine ou ailleurs. Les bourreaux n’ont pas de visage. L’auteur réussit avec finesse et talent à exprimer ce que les images ne pourront jamais montrer : le mouvement de l’enlisement de l’Homme dans les méandres de son inhumanité.

Lire la critique de FV de ce livre

Le site de Franca Maï


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