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La chambre obscure

dimanche 2 novembre 2014, par Stéphanie Braquehais


Porte à la peinture défraîchie. Zone tampon avant le sanctuaire. Je me tiens droite comme un i, en l’attente d’une inspiration qui ne vient pas. Je toque doucement. Personne ne dit “entrez”. J’ignore pourquoi je persiste à chaque fois. A l’intérieur, le changement de luminosité est brutal. Mes yeux s’habituent difficilement à la pénombre. Rideaux tirés sur la baie vitrée. Il fait encore jour. Qui pourrait le deviner à l’intérieur de cette cave ? Il y a pourtant des indices. Les voix qui s’élèvent au dehors en cette fin de journée. Portières de voiture qui claquent. Tondeuse à gazon. Babillements d’enfants. La vie ne s’arrête pas en même temps pour tout le monde. Chacun son tour, en une rotation imprévisible.

Je presse fort mes paupières l’une contre l’autre, pendant une dizaines de secondes. Quand je rouvre les yeux, des étoiles tournent au-dessus de ma tête et se désintègrent peu à peu pour laisser place à une clarté nouvelle. Une manière de forcer mes pupilles à s’adapter à l’obscurité et d’oublier la barre qui me pétrit l’estomac. Symptôme des épargnés.

Mon pas est précautionneux. Il ne faut pas trébucher au risque de faire tomber la purée par terre. Patates-brocolis. Deux assiettes à soupe. J’apprécie de manger des bouillies. Ca me change de la cantine, où c’est toujours dégueu. En approchant du lit, j’hésite entre le côté droit et le côté gauche. Son corps est si chétif qu’il ne forme même plus de renflement sous les couvertures. Ma mère est aplatie comme un drap. Je m’oriente en distinguant sa tête sur un des oreillers. Elle me sourit et s’appuie sur ses bras pour se relever. J’ai posé le plateau en équilibre sur la minuscule table de chevet puis disposé l’assiette devant elle, cuiller calée dans la mousse vert pâle. Les expressions de son visage nous tiennent lieu de conversation.

Froncement de sourcils. Elle appréhende déjà la douleur.

Gémissements scandant la cruelle déglutition.

Soupir de soulagement une fois la bouchée avalée. Ses traits se détendent pour se crisper à nouveau devant la fatalité du geste à répéter.

Souffrir avec elle. Convoquer des souvenirs de maladies diverses. L’angine blanche de mes huit ans. Le moindre passage d’oxygène enflammait ma gorge, comme si on m’enfonçait un tison ardent. Cela ne doit pas être bien différent. Souviens-toi comme l’incendie se propageait, embrasant ton visage, ton torse, brisant les frontières de ce que tu croyais pouvoir tolérer. Peine perdue. Les sensations m’échappent. Je veux rattraper le souvenir de la douleur, mais il s’est départi de toute substance. Coquille vide. Je n’ai d’autre choix que de la contempler. Sans pouvoir rien partager. A part la bouillie. Patates-brocolis.

Je me sens inutile.

Elle a repoussé l’assiette, à peine entamée. La troisième bouchée a eu raison de sa bonne volonté. C’est maintenant au tour de la nausée de secouer son corps. Les renvois menaçant de raviver les flammes et consumer son gosier épuisé. Je voudrais avoir mal au cœur, moi aussi, histoire de justifier ma présence.

Les rideaux empêchent le soleil d’abîmer sa peau, fragilisée par les rayons provenant de la grosse machine, cinq fois par semaine. Les ambulanciers sont gentils. Leur humeur joviale bouleverse l’atmosphère monacale de la maison. C’est peut-être un des rares instants de la journée où j’entends des rires. Ils soulèvent ma mère aussi facilement qu’une poupée de chiffon. Elle qui voulait tant maigrir. Dix kilos envolés en l’espace de quelques semaines. Clavicules et côtes saillantes qu’elle touche du bout des doigts avec une satisfaction morbide. Fière d’être enfin parvenue à arracher d’elle la moindre trace adipeuse. À côté d’elle, j’ai l’air d’un tonneau.

Dans le creux de son cou, deux croix tracées au feutre. Pour mieux cibler le mal. Il aurait fallu qu’elle se fasse pousser les cheveux pour prévenir les regards fouineurs. Mais son crâne se dépeuple. Des touffes entières déguerpissent. Pas encore assez pour acheter une perruque. Le rituel n’a pas pour autant été interrompu. Quand elle en a la force, elle s’assoit sur le canapé en cuir en face de la télévision au rez-de-chaussée pour regarder le film de 20h30. Elle a toujours aimé que je la coiffe. Ça la détend, elle dit.

Assise derrière elle, je feins d’ignorer les ravages de la déforestation à chaque mouvement de peigne. Afficher l’indifférence en maniant l’outil abrasif. Voir sans regarder les espaces blancs dévoilant le cuir chevelu, espace féminin si rarement exposé. Un rôle de composition auquel je me suis pliée avec tellement de facilité que cela en est effrayant.

Allongée dans l’obscurité, elle a fini de déjeuner. Je reste encore un peu à ses côtés.

Au lycée, j’ai raconté n’importe quoi. Le premier mensonge qui m’a traversé l’esprit. Urgence à justifier le malaise. Cette impression indéfinissable que quelque chose s’était brisé en moi pour toujours. Je ne pouvais nommer l’invité impalpable se faufilant, en silence, à l’intérieur de ma mère. Alors, j’ai prononcé le mot “divorce”. Ça faisait moins peur, tout en étant spectaculaire. L’empathie des élèves fut instantanée. La moitié était déjà passée par là. Sourires complices, regards compréhensifs. Même les pimbêches de ma classe sont venues me consoler. Cette popularité inespérée a étouffé toutes mes velléités de culpabilité. L’invention d’une déchirure familiale, me soulageant de l’indicible, fournissait enfin une justification crédible à mon désarroi. Je n’avais plus honte ni de mes larmes, ni de mes silences, ni de mes crises de nerfs intempestives. Mathieu s’est enfin aperçu de mon existence. J’avais gagné ma place dans la tribu des adolescents abandonnés. Désormais, à la sortie des cours, il m’attendait pour le trajet retour. J’avais forcé le respect de mes pairs et surtout celui du garçon dont j’étais secrètement amoureuse.

Dans les films ou les romans, la fin du premier acte prépare au basculement. Ce moment de non-retour, où le héros, cerné, n’a plus d’autre choix que de lutter pour sortir du piège que ses ennemis lui ont tendu. On nous le rabâche en cours de français, à coup de Balzac sur la tête. Dans la vraie vie, on ne peut jamais identifier cet instant avec certitude. Chez nous, le deuxième acte, fondateur du drame, n’a jamais été annoncé au clairon. Le traquenard s’est échafaudé petit à petit, sans que je ne m’aperçoive de rien, car la maladie n’a pas été nommée. Les fils de la toile d’araignée étaient déjà tissés de manière inextricable. Mes parents avaient sans doute trop peur de m’angoisser. Mille précautions pour ne pas me voir grandir trop vite ou pour éviter de me faire comprendre que la mort existe.

Il y a eu cette soirée où les mots ont glissé sur moi sans s’ancrer nulle part. Entendu mon père rentrer du travail plus tôt que d’habitude. Mon nom crié en bas de l’escalier. Face à eux dans le salon. Le pire à attendre. Mauvais bulletin. Coup de fil d’un prof dénonçant mes absences. Punition sortie du chapeau. C’est fou comme, quoiqu’il arrive, le monde tourne toujours autour de sa petite personne, surtout quand on a quinze ans.

Maman va être très fatiguée, mon père a dit. Les médecins doivent soigner sa gorge. Il faut organiser la “logistique”. Je crois que j’aurais préféré la vérité avec des mots gentils plutôt que des paroles aromatisées qui ne voulaient rien dire. Avec ma mère, on s’engueulait depuis des mois pour la moindre broutille. Pour me venger de ses cris, je mouillais ses cigarettes dans l’évier, certaine qu’elle ne pourrait pas aller fouiller dans la poubelle pour en fumer des petits bouts. Elle me traitait d’égoïste, disait que je ne foutais rien en cours, je lui hurlais que j’en avais assez de lui servir de punching-ball. Elle avait toujours mal quelque part. Le dos, (à cause de moi), les jambes (à cause du ménage qu’elle était la seule à faire), la gorge (à cause du temps, des fenêtres qu’on oubliait de refermer). Une douleur persistante dans le fond sur le côté droit, presque dans l’oreille. Et moi, je pensais : ça m’arrive aussi d’avoir la grippe, je ne rends pas la vie impossible à tout le monde pour autant.

Durant mes insomnies, il m’arrivait même de souhaiter qu’elle meure pour que mon petit frère et moi puissions vivre enfin tranquilles avec papa.

Jusqu’au jour où.

Les tubes remplis de liquides chimiques ont remplacé les tubes de tabac.

Le silence s’est substitué aux éclats de voix.

Plus de drames, plus de fracas.

Il n’y avait plus que de la soupe aux repas.

Alors que mon père et moi nous débattions chacun de notre côté pour détourner les vocables de la réalité, c’est ma mère qui a tranché. “Le crabe”, elle l’a appelé. Locataire invisible et exigeant. Sournois, incapable d’être frontal. Notre cohabitation avec lui a chassé la lumière et contraint les infirmiers à injecter des substances toxiques pour ralentir son travail de sabotage. L’odeur s’est infiltré dans toutes les pièces. Ma mère menait une lutte, aux relents de morphine.

Seule.

Flanquée d’une famille aussi déroutée qu’impuissante, elle a continué à endosser son rôle de chef de tribu. Elle a promis qu’elle finirait par le ficher à la porte, ce fichu crabe, affichant une énergie qui nous avait déjà quittés avant même la confrontation.

Les repas se sont liquéfiés et afadis. Quelle importance, puisqu’elle avait perdu le goût tout comme la force et l’éclat dans ses yeux. Chaque absorption de salive l’envoyait directement en enfer.

Au bout d’un an, engagement tenu. Toute la famille est venue fêter l’expulsion du squatter. Les gâteaux et les coupes de champagne n’ont cependant rien scellé.

La guérison n’était en fait qu’une rémission. Le crabe, ainsi défié, est devenu acariâtre. Comme un fauve blessé. Après la chimio, est venu le temps de la radio et du crépuscule permanent. Au lycée, mes mensonges m’encombraient trop. Mathieu me demandait souvent pourquoi je n’invitais jamais personne chez moi. On se voyait de moins en moins. J’avais décidé que personne ne connaîtrait jamais l’existence de la chambre obscure.

La nuit est tombée. Les lueurs des lampadaires se devinent à travers les rideaux. Je crois qu’elle s’est endormie. J’hésite à laisser l’assiette sur la table de chevet. Peut-être aura-t-elle faim plus tard. Lorsque je me lève, le lit, plus habitué à supporter un poids normal, craque de soulagement. Le grincement la tire de sa torpeur. Elle me sourit à nouveau, comme pour me dire de ne pas m’inquiéter. Sa manière à elle de réitérer son serment. Elle finira par crier plus fort que ce crabe qui cherche par tous les moyens à la rendre muette.


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