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Voyage en colonie

mardi 7 février 2012, par Flô Bouilloux

Mayotte (Maore en Shimaore)

Petit bout de terre de 376km², dans l’archipel des Comores, coincé entre Madagascar et l’Afrique. Mayotte est achetée par la France en 1841, séparée des autres îles des Comores, qui obtiennent leur indépendance, et transformée en Collectivité Territoriale d’Outre-Mer à partir de 1976, à l’encontre de plusieurs résolutions de l’ONU et contre l’avis de la plupart des pays européens. Elle est devenue Département d’Outre-Mer le 31 mars 2011. [1]


Impressions

Depuis la barge qui mène de Petite-Terre à Grande-Terre, en ce jour de janvier 2012, j’aperçois une île montagneuse à la végétation luxuriante et aux falaises millénaires qui rappellent son passé volcanique.

Le lagon n’est pas turquoise aujourd’hui, il pleut. Oui, il fallait s’y attendre, nous sommes en pleine période de mousson... Des trombes d’eau dévales des collines, draguant une terre argileuse et parfois quelques égouts à ciel ouvert qui s’écoulent dans la mer. Nous accostons et prenons, trempés, la direction du village de Koungou à travers les rues transformées en ruisseaux.

Ce qui choque quand on débarque à Mayotte, c’est les contrastes. Contrastes qui sont peut-être encore plus flagrants à Koungou : sur les collines, les résidences des riches, métropolitains, mahorais ou étrangers ; en-contre-bas et sur les pentes, c’est un genre de favela fait de petites maisons de taule qui s’étend presque jusqu’à la mangrove. L’île, située en zone cyclonique, n’a pas connu de tempête tropicale depuis 25 ans. En observant ces frêles abris, j’essaie d’imaginer le paysage après le passage de vents de 130 ou 150 km/h, un carnage... Ailleurs dans le village et dans la campagne alentour, les habitants sont souvent en béton, plus solides mais parfois incomplets. Des tiges de métal sortent des murs, révélant que le deuxième étage prévu n’a pas pu être réalisé...

Les inégalités sont tellement énormes que ça fait très « cliché colonial ». La plupart des blancs sont riches, pour exemple le fonctionnaire moyen muté à Mayotte gagne deux fois son salaire. Alors que la plupart des noirs sont pauvres. Le taux de chômage est d’environ 30% [2] et, en 2007, 60% des chômeurs étaient mahorais ou étrangers [3] ( la plupart des étrangers étant comoriens, malgaches ou africains ). Et ce fossé social est loin d’être gommé par les impôts locaux quasi-inexistants... Le Conseil Général est en effet financé par les taxes douanières, qui même si la TVA ne s’applique pas, rend le moindre achat de matériel électronique beaucoup plus cher qu’en métropole. Et ne parlons pas des prix de la grande distribution auxquels la grève générale de 45 jours de cet automne n’a pas changé grand-chose...

Contraste aussi entre la réalité et la publicité. À cette population pauvre, il faut vendre de la consommation, à l’image de cette pancarte de deux mètres par trois représentant un jeune mahorais, qui rêve de mixeur et de machine à café, clamant : « offrez-lui ses rêves ! ». On se croirait dans la société de consommation des années 60. Sans oublier la réclame à destination des colons avec le « pack du nouvel arrivant » qui comprend : frigo, machine à laver et télévision, le tout pour moins de 700€ !

Contraste surtout entre deux sociétés : d’un côté, la société mahoraise, avec ses coutumes, sa religion musulmane, ses croyances ; de l’autre, la société française, hautaine, arrogante, qui pense qu’il n’y a qu’une seule manière de faire et que c’est la sienne. Bon, il n’est peut-être pas juste de considérer la société mahoraise comme homogène. La jeune génération, ouverte sur le monde, remet en cause certaines traditions. Par exemple, il y a de moins en moins de mariages forcés et on peut penser que les femmes, traditionnellement soumises, commencent à faire valoir leurs droits. Mais cela n’empêche qu’avec la départementalisation, la France se lance dans le difficile exercice de forcer un carré à rentrer dans un rond. La société mahoraise n’a peut-être pas encore réalisé le sort qui va lui être réservé mais elle est entrée dans un processus « d’assimilation ». Elle s’apprête à être absorbée puis digérée par la société française.

Le casse-tête mahorais

En 2009, les mahorais ont été 95,2% [4] à voter pour la départementalisation. [5] Certains croient en l’État-Providence [6] mais ils devraient vite déchanter et se rendre compte qu’on est en train de les rouler dans la farine... La départementalisation de Mayotte consiste, dans un premier temps, pour la France à plaquer son système sur la société mahoraise et à découper ce qui dépasse. Concrètement, cela se caractérise par la mise en place de tout l’arsenal administratif de quadrillage des personnes et des biens. D’abord, l’état civil, tout le monde doit avoir un nom et un prénom dès sa naissance. Puis le cadastre, l’immatriculation des terres indigènes étaient facultative depuis 1934, elle redevient maintenant obligatoire. [7] Entre les droits coutumier, musulman et français, c’est un casse-tête qui induit frustrations et spoliations. La loi littoral devrait dorénavant être respectée par la population, mettant en péril un certain nombre de villages construits sur les côtes. Bizarrement, des dérogations ont été accordées pour la construction d’hôtels et de la nouvelle « piste longue » de l’aéroport... [8]

Autre rareté à disparaître avec la départementalisation : le système de santé mahorais. C’est ce qu’on peut appeler un système idéal, celui qui devrait être appliqué en métropole comme ailleurs : les soins, les médicaments et les vaccins sont totalement gratuits. L’hôpital est pour ainsi dire neuf, avec du matériel de pointe. L’État dépense sans compter. Et ce dans un but évident de santé publique dans un territoire où très peu de gens ont la Sécurité Sociale et où on trouve encore des foyers de tuberculose et de lèpre, sans parler du palud... Bon, ici je me dois d’apporter une nuance importante et admettre que ce système n’est pas complètement idéal puisqu’il n’est gratuit que pour les français et les étrangers en situation régulière, pas pour les sans-papiers qui doivent débourser un forfait de 10€ comprenant consultation et médicaments... Ce qui pose quand même la question du risque sanitaire... [9] Bref. Mais voilà, avec le département arrivent le RSA ( à hauteur de 25% du RSA de métropole [10] ), le SMIC ( 71,5% à l’heure actuelle, 100% dans 3 ans ), une assurance retraite plus large et, d’ici 25 ans,... «  l’alignement de l’assurance sociale sur le droit commun de la métropole ». [11] Étonnamment présenté comme un progrès, cela impliquera que les soins ne seront plus « gratuits » mais « remboursés ». Les dirigeants tablent certainement sur le fait que le développement du tourisme créée assez d’emplois pour que la plupart des mahorais puissent bénéficier de la Sécurité Sociale. Espérons qu’ils pensent à mettre en place la CMU d’ici-là...

L’exploitation continue

Après avoir exploité les mahorais pour la canne à sucre aux XIXème et XXème siècles, l’État a trouvé une nouvelle manière d’exploiter l’île : le tourisme. Encore très isolée, elle possède un joyaux naturel : une double barrière de corail sur 160km. À plusieurs kilomètres des côtes, la première barrière protège le lagon des vagues de la haute mer et des grands prédateurs ( comme les requins... ). À seulement quelques dizaines de mètres de la plage, la deuxième barrière offre un spectacle époustouflant aux plongeurs, même débutants : une profusion de coraux et de poissons aux formes et aux couleurs exceptionnelles. Sans parler des tortues, majestueuses, qui viennent régulièrement pondre sur certaines plages ou brouter de petites algues à quelques mètres du bord. Bref, on en a plein les yeux.

Autre joyaux, visuellement moins spectaculaire celui-là mais non moins important : la mangrove. Constituée de sept variétés de palétuviers, la mangrove joue trois rôles. Elle fait office de nurserie pour les poissons qui viennent pondre dans l’enchevêtrement protecteur des racines. Elle protège la terre en cas de tempête en cassant les grosses vagues. Et elle protège la barrière de corail en filtrant tout ce qui est déversé dans la mer lors des pluies tropicales, retenant ainsi la vase, la boue et les déchets.

Je n’ai pas l’impression que les mahorais soient vraiment conscients de ces richesses naturelles. Malheureusement pour eux, les colons oui. L’objectif : faire de Mayotte « une destination de rêve » et accueillir 715 000 touristes par an d’ici 2020. [12] En 2007, l’offre hôtelière était de 750 lits, c’est vous dire si les investisseurs fonciers se frottent les mains. D’autant que, sous prétexte de développer un « tourisme vert », à base “de complexes hôteliers sous forme de « safari lodge » et « éco-lodge », avec pour points communs le respect de l’environnement et leur inscription dans une démarche de développement durable ”, on leur a accordé une dérogation à la loi littorale. Comme ça, les touristes auront les pieds dans l’eau. Ils pourront allègrement piétiner les algues que les tortues viennent brouter. Et même écraser quelques coraux à marée basse qu’ils ramèneront chez eux en se disant que « c’est pas grave, c’est juste un petit bout »... Sans parler de la « piste longue » de l’aéroport qui sera construite pour s’ouvrir à l’internationale, “projet considéré par la Commission nationale du débat public comme revêtant « un caractère d’intérêt national » du fait qu’il « constitue un élément essentiel du dispositif de continuité territoriale » et pouvant « favoriser le développement des activités économiques » du département, notamment dans le domaine touristique.” Bizarrement, ce rapport n’aborde pas le fait que, pour construire la piste, il faudra détruire une partie de la mangrove et comme la mangrove protège la barrière de corail...

D’ailleurs, ils auraient dû retenir la leçon puisqu’ils ont déjà commis cette erreur une première fois avec la rocade de Mamoudzou. Les « experts » n’ont pas trouvé mieux que de la faire passer à l’emplacement de la mangrove, persuadés qu’ils suffirait de replanter les palétuviers un peu plus loin. Évidemment, leur plan n’a pas fonctionné, les palétuviers ne se repiquent pas aussi facilement que les rosiers. Du coup, la petite barrière de corail de l’îlot d’en face a commencé à s’envaser et à dépérir. C’est alors que les autorités ont tiré leur joker et ont décrété l’îlot « réserve naturelle ». Et maintenant, ils vont dépenser milliers d’euros pour mettre un sparadrap sur la plaie qu’ils ont eux-mêmes ouverte...

Moi, y’a des logiques qui me dépassent... Que vendront les professionnels du tourisme quand il n’y aura plus de coraux ?

Les métropolitains critiquent les mahorais quand ils les voient jeter des déchets n’importe où. Mais qui détruit le joyaux de Mayotte en faisant du trafic de coraux et en s’attaquant à la mangrove ? Certainement pas les mahorais...

Et pour en rajouter dans le thème du paradoxe, on peut dire que la France n’a peur de rien. Pour les énormes financements que requièrent ce projet touristique titanesque, les élus et les investisseurs ont le culot de tabler sur des fonds européens. En effet, Mayotte est pressentie pour devenir la dixième RUP ( Région Ultra-Périphérique ) européenne [13], ce qui leur donnerait notamment accès à la manne financière que représente le FEDER ( Fonds Européen de Développement Régional ) [14] qui distribue plus de 4,5 milliards d’euros par an. Faire appel à l’Europe alors qu’une grande partie des états européens ont prouvé qu’ils considéraient l’annexion de Mayotte comme illégale, allant jusqu’à voter des résolutions de l’ONU contre la France [15], voilà qui est bien d’un cynisme des plus arrogants.

Un kwasa-kwasa pour Maore

À côté de ces projets mirifiques, c’est une tout autre réalité qui est à l’œuvre... Au départ, le kwasa-kwasa c’est une danse qui remue. C’est aussi le nom de la vingtaine de bateaux de 7m sur 90cm qui transportent entre 40 et 60 personnes tous les jours depuis l’île d’Anjouan en direction de Mayotte, à 70km. Beaucoup n’arrivent pas à bon port... [16] Les autres sont rapidement réexpédiés d’où ils viennent par la police qui chasse les immigrés. Leur slogan pourrait être : « si t’as pas de papiers sur toi, tu t’en vas ! ». Les contrôles sont intenses. Ceux qui ont le malheur d’oublier leurs papiers chez eux se retrouvent à Anjouan en un rien de temps.

Tout ça a commencé en 1995 avec le « Visa Balladur ». Ce qu’il faut comprendre, c’est que Mayotte fait partie des Comores, tous les mahorais ont un cousin, une tante, un grand-père... sur les autres îles de l’archipel. Avant 1995, la circulation était libre. Mais ça ne plaisait pas à toute le monde, alors Balladur a mis en place un visa. Ainsi, on a créé des sans-papiers, des réseaux clandestins et des passages à bord de kwasas. Résultats : plusieurs milliers de morts et 30 000 expulsions par an. [17] Sans parler des infâmes conditions de rétention au CRA ( Centre de Rétention Administrative ) de Pamandzi... [18]

Évidemment, ces clandestins ne viennent pas seulement rendre visite à leur famille. Ils fuient la misère, espèrent trouver du travail, veulent se faire soigner ou viennent accoucher dans de bonnes conditions et pour que leurs enfants soient français. Mayotte c’est la plus grande maternité de France : plus de 7 000 accouchements par an, répartis sur les différents dispensaires de l’île. Rien qu’à l’hôpital de Mamoudzou c’est 7 à 8 accouchements par jour.

Ces enfants français nés de mères « étrangères » sont des victimes collatérales des expulsions. Lorsque leurs mères sont renvoyées, ils sont censés être confiés à une personne majeur de leur famille. Mais cette personne n’est parfois pas en mesure de s’en occuper, elle n’a pas le temps, pas les moyens. Certains sont même laissés sans représentant légal par les autorités. Et les enfants, plusieurs milliers, se retrouvent abandonnés, livrés à eux-mêmes. [19]

Malgré cela, il y a eu en mars dernier une manifestation pour le maintien du « Visa Balladur ». Ce qui n’est pas si étonnant quand on sait que le Front National fait régulièrement des scores élevés dans l’île. [20]

À quand le réveil du peuple mahorais ?

Voilà quelques impressions et histoires que je retiens de mon voyage dans la colonie de Mayotte. Un article bien long pour raconter ce qu’Aimé Césaire a exprimé en moins de mots et plus de talent :

« À mon tour de poser une équation : colonisation = chosification. J’entends la tempête. On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d’elle-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées. On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilomètres de routes, de canaux, de chemin de fer. Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme.  »

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950

P.-S.

Photo : Jérôme Servant (détail) http://www.flickr.com/photos/42605633@N08/5774692785/in/photostream/

Documents joints

  • rapport-senat-mayotte (PDF - 330.8 ko)
    Rapport sur le débat parlementaire sénatorial concernant le tourisme à Mayotte.

Notes

[1] http://www.rue89.com/explicateur/2009/03/29/pourquoi-faire-de-mayotte-le-101e-departement-francais

[2] http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp ?reg_id=27&ref_id=empop007

[3] http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp ?reg_id=27&ref_id=empop004

[4] http://www.gouvernement.fr/gouvernement/les-resultats-du-referendum-relatif-a-la-departementalisation-de-mayotte

[5] http://www.rue89.com/explicateur/2009/03/29/pourquoi-faire-de-mayotte-le-101e-departement-francais

[6] http://www.rue89.com/rue89-eco/2011/11/23/mayotte-djamdae-mere-de-huit-enfants-700-euros-par-mois-226369

[7] http://survie.org/billets-d-afrique/2011/200-mars-2011/article/mayotte-au-nom-de-la

[8] ( cf le rapport du débat parlementaire en pièce jointe )

[9] http://www.senat.fr/rap/r08-115/r08-11535.html

[10] http://www.rsa-revenu-de-solidarite-active.com/actualite-rsa/140-rsa-mayotte.html

[11] http://www.gouvernement.fr/gouvernement/evolution-de-la-securite-sociale-a-mayotte-dans-le-cadre-de-la-departementalisation

[12] ( cf rapport du débat parlementaire en pièce jointe )

[13] http://mayotte-observer.com/actualits/rupeisation_de_mayotte441.html

[14] http://www.europe-en-france.gouv.fr/Configuration-Generale-Pages-secondaires/FEDER

[15] http://wongo.skyrock.com/2974969585-COMORES-LA-RUPeisation-de-Mayotte-serait-une-aberration.html

[16] http://www.cimade.org/nouvelles/3655-Naufrag-s-dans-le-silence—expuls-s-dans-le-m-pris---

[17] http://comoresactualites.centerblog.net/87-comores-entre-expulsion-record-a-mayotte-et-gthn

[18] http://dai.ly/d4R4Eb

[19] http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/121010/les-enfants-abandonnes-mayotte-une-bombe-retard

[20] http://www.mayotte-observer.com/documents/politique_1_1.html

1 Message

  • Les clandestins de Kaweni

    20 août 2012 00:53, par Flô Bouilloux
    Une idée de la vie des clandestins, comoriens " sans papiers " pour la plupart, à Kaweni, dans la banlieue de Mamoudzou.

    Voir en ligne : lire l’article


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