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Babo

mardi 11 janvier 2011, par Séverine Capeille


Ils ont pris son chien. Babo, il s’appelait, son chien. C’était le fils de la voisine qui lui avait trouvé son nom quand Jo avait ramené le chiot à la maison. Il attendait l’ascenseur et le gamin était venu caresser son bâtard de trois mois. Il lui avait demandé s’il le trouvait beau. « Non ! babo ! », avait hurlé le petit Joshua avec toute la force de ses trois ans. La réponse avait décontenancé Jo. C’est vrai qu’il n’était pas commun, ce chien, mais de là à le trouver moche… Il ne s’était pas regardé, le mioche. Babo, c’était le plus beau. Jo lui disait tous les jours. Il le caressait entre les deux oreilles, sur le dessus de la tête, et le chien comprenait. Jo le savait parce que le cabot fermait un peu les yeux en lui tendant la truffe. Quelqu’un lui a pris. Son Babo. Et Jo est plus seul qu’il ne l’a jamais été. Plus seul que les génies, les fous, ou les assassins. Le plus seul des hommes par le regard perdu d’un chien. Babo, c’était l’unique rescapé de son passé, le lien qui lui rappelait ce qu’il avait été. Un homme de la moyenne, de la petite moyenne, sans illusion ni revendication. Un ouvrier qui partait travailler, toujours à la même heure, avec casse-croûte et casque de chantier. Un mari, avec alliance et St Valentin à souhaiter chaque année. Il est assis, là, sur le trottoir, le visage derrière ses mains pour pleurer. Martha ne viendra pas le consoler. Elle est partie en vidant l’appartement un matin de janvier. Elle est partie et Jo s’est dit « bon débarras », sur le coup, et puis il s’est mis à penser. Un peu trop, un peu mal. Toutes les nuits. Et le matin, il avait du mal à se réveiller. Il arrivait en retard sur le chantier, et ses gestes étaient lents, et son corps était lourd de toutes les étoiles qui avaient filées avec Martha. Quand on lui parlait, Jo ne répondait pas. Et quand, un peu plus tard, on lui a tendu une carte ASSEDIC au bout de trois heures de file d’attente, il a juste dit « merci » et il est allé détacher Babo qui l’attendait dehors. Maintenant, maintenant seulement, il pleure. Comme un enfant, comme un vieillard, sur le trottoir de la rue Grôlât. Il a l’âge des éternités sans lumières, quand plus personne n’est là pour écouter les prières. Et quand il relève la tête, les larmes comme des cratères sur sa peau mal rasée, il ne voit rien de la rue, des passants affairés, des feux multicolores qui rythment les mouvements réguliers. Babo n’est plus là. C’est arrivé la nuit passée. Il savait bien qu’il n’aurait jamais dû rester à la gare. Il savait bien qu’il y avait de sales types qui trainaient. Il n’aurait jamais dû… ce banc dans ce coin reculé. Jo se souvient qu’il avait hésité. Il faisait froid. Il avait remonté son col et s’était allongé, les genoux repliés autour de Babo qui était venu se lover contre son ventre. Il avait attaché une corde à son collier, et l’avait entourée, comme tous les soirs, autour de son poignet. Cette précaution lui semble dérisoire maintenant. Oui, maintenant Jo ne voit que ça. Que la ficelle coupée flottant piteusement dans l’air de la rue Grôlât.

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