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Le fabuleux destin bidon de Marie Peton.

samedi 4 octobre 2003, par Séverine Capeille

Marie Peton en a ras le pompon. Le papier transparent résiste obstinément à ses tentatives de pliages. Le dérouleur de scotch met une mauvaise volonté manifeste à bien vouloir découper le ruban. L’antivol se colle vicieusement en travers de la première page. Saloperie de bouquin à couvrir. Elle lance des regards haineux à la collègue titulaire qui lui a refilé le bébé avec une perfidie légitimée par quelques mois d’ancienneté. Il fait une chaleur incroyable sous la vitre qui sert de plafond, des auréoles d’un goût douteux prennent leur quartier sur son tee-shirt rose bonbon. Marie Peton s’obstine. Elle tourne et retourne le livre en tous sens, pose une main décidée sur un pliage pendant que l’autre cherche à venir à bout du morceau de scotch qui s’est perfidement replié sur lui-même.

Le silence est fréquemment rompu par le bruit que fait le compteur à chaque entrée. Deux jours, deux jours seulement dans la bibliothèque universitaire de Göteborg et ce clic sournois est déjà insupportable. Mais pourquoi donc a-t-elle voulu finir ses études dans cette ville suédoise ? Depuis le 1er septembre, date inaugurant l’arrivée fastidieuse de ses paquetages au dernier étage d’une résidence étudiante sans ascenseur, Marie s’interroge sur les motivations qui l’ont poussée à quitter Paris. Peut être à cause du dépliant vantant les mérites de l’école ? La douce perspective de ne plus croiser ses voisins de pallier tous les soirs ? L’espoir fou de donner un nouveau souffle à son couple affaibli ? Elle se souvient des efforts déployés pour les papiers d’inscription, les galères administratives, les incompréhensions familiales vis à vis d’un choix finalement bien peu défendable. Ah, oui ! Elle l’avait voulu son départ ! Mais bizarrement, depuis son arrivée, elle ne savait plus trop pourquoi.

- Fais donc une encoche pour couper un peu de papier aux pliures, dit la titulaire méthodique en se pointant devant le chantier, ça évitera les épaisseurs.

-  Ah ! Oui, bien sûr, répond Marie en saisissant brutalement la paire de ciseau.

-  Ben oui, parce que tu comprends, c’est plus joli les rayons quand tous les bouquins sont pareils.

-  Je comprends.

Marie ne comprend pas. Non, elle ne voit vraiment pas pourquoi sa collègue est à ce point soucieuse de l’homogénéité des couvertures des livres tandis que les rayons qui les présentent sont un gigantesque foutoir. Mais autant garder ces observations secrètes, au moins le temps de la période d’essai. Si elle rate ce job, elle devra refaire ses valoches cartonnées et quitter la Suède. Après tous ces efforts pour convaincre Sébastien de venir la rejoindre, ce ne serait quand même pas très malin.

-  Bon, je te laisse un moment à l’accueil, je vais chercher des antivols à la réserve.

Marie déplace son matériel sur le petit bureau de l’entrée. Sans enthousiasme. Elle déteste ce minuscule bureau IKEA, et elle déteste faire l’accueil. Il suffit qu’elle se campe à ce satané poste pour qu’un étudiant de première année dégaine devant elle une incroyable liste de bouquins à trouver. Marie s’assoit sur la chaise pivotante « susceptible d’optimiser la flexibilité et l’efficacité des mouvements » (c’était marqué sur la notice d’utilisation) et décide de clamer un « bonjour » prétendument enjoué aux étudiants qui entrent, dans l’espoir fou de masquer de lourdes inaptitudes manuelles. Elle se dit, dans un sursaut de confiance, que son statut de chercheuse en troisième cycle doit forcément lui octroyer le droit de rater un collage ! Mais le regard condescendant de ses congénères lui rappelle bien vite que son rôle ici est d’être bibliothécaire. Il est donc très mal de ne pas savoir couvrir un livre sans faire des bulles d’air sous le transparent. Très mal. Marie Peton est lasse. D’un mouvement de hanche décidé, elle oriente la chaise rotative face à l’ordinateur et décide de consulter le catalogue de la BU, histoire de recueillir quelques références de bouquins pour ses recherches.

Elle a choisi son sujet de mémoire la semaine précédente, sur un coup de tête, en consultant nonchalamment le journal gratuit du campus. Le titre d’un article lui a sauté aux yeux, comme une évidence : « L’art de la rencontre, et la rencontre de l’art ». « Jolie antimétabole » s’était-elle dit, heureuse de pouvoir appliquer, pour une fois, d’interminables heures de stylistique en amphi. La cohésion du sujet et de son expression l’avait frappée de plein fouet : les termes se reflétaient comme dans un miroir, comme deux coquilles se refermant sur une perle, laissant supposer de nombreux possibles. Elle avait surpris la conversation du langage avec lui-même et le champ littéraire tout entier était venu frapper sa conscience à coup de linguistique.

-  Excusez-moi mademoiselle.

-  Moui ? Répond-elle en levant le nez de l’écran. Ah, c’est toi ! Mais qu’est ce que tu fous ici ?

Sébastien est accoudé sur le bureau, tenant sa tête entre ses mains.

-  Eh ben ! Quel accueil ! C’est charmant !

-  Je te repose la question : qu’est ce que tu fous ici ?

-  Te faire un petit bisou et je repars.

-  C’est tout ? Tu es passé pour un bisou ?

Marie avait aimé Sébastien, il y a longtemps. Mais huit ans de couple après, il ne reste que quelques habitudes, et un soupçon de rancœur contre celui qui ne sait plus la rendre heureuse.

-  C’est mal ?

-  Non ! Excuses moi ! Je suis sur les nerfs. Tu rentres à la maison là ?

-  Je vais à la salle de sport avant.

-  Evidemment.

Elle haït cette salle de sport. Elle ne sait même pas pourquoi. Peut être parce qu’elle déteste le sport. Elle ne supporte plus de voir Sébastien passer des heures à développer des pectoraux. Même s’il est mannequin et que ça fait partie de son boulot, c’est trop.

-  Ca t’emmerde ?

-  Non non, vas y. Moi je finis à 18 heures, je passe prendre l’apéro chez Flo et je rentre.

-  Ok. A tout à l’heure alors, dit-il en l’embrassant.

Marie le regarde s’éloigner et reprend sa recherche bibliographique. Elle décide d’aller chercher la côte 23 YXD censée correspondre à une anthologie de textes fondateurs : « Du théâtre d’art à l’art du théâtre » et se dit que « tiens, c’est marrant, c’est encore une antimétabole ». Le rayon est particulièrement mal rangé. « Un vrai bordel » laisse-t-elle échapper en fouinant. Elle se démène, stressée par l’éventualité de se faire prendre en flagrant d’élit d’abandon de poste. Et là, entre deux livres, entre deux romanciers qui avaient sans doute tout imaginé, sauf peut-être d’être un jour le cadre passif d’un tableau romantique, là, en face, un visage. Le plus beau des visages. Un battement de paupière pour recentrer le champ de vision, pour vérifier que ce n’est pas un mirage. Non, il est là. De l’autre côté. Tout près, si loin.

-  Putain il est trop beau ! Se dit Marie Peton dont les études littéraires n’ont jamais réussi à éradiquer le langage châtié.

Il est trop beau. Elle répète ça intérieurement, ne sachant que dire, que penser d’autre, devant ce visage inconnu. Une aberration, une ignominie de la nature. Trop. Mais pas cette beauté plastique des modèles de magazines. Non, c’est autre chose. C’est un vieux rêve, un vieux prince qui surgit du grenier de son enfance. Elle l’avait inventé. Ou peut être pas. L’avait-elle déjà rencontré ? Ce visage est tellement familier. Il ne peut pas exister, ce n’est pas possible ! Il ne peut pas débarquer comme ça dans sa vie, devant son tee-shirt rose bonbon en sueur ! Pas maintenant ! Pas comme ça ! Et d’où il sort d’abord ? Et qu’est ce que…

-  Marie ?

Elle n’entend pas. Elle est là, pantelante, chancelante. Le cerveau vient de fusionner avec le corps, qui ne répond plus.

-  Marie ? Allo ?

Marie tourne un visage blême vers son interlocutrice. Il s’agit de Nathalie Clément, excellente élève préparant l’agrégation d’Histoire. Catholique notoire attendant résolument le mariage pour la bagatelle, se disant que de toutes façons, c’est la mode depuis Britney Spears.

-  Nathalie ? Interroge Marie.

-  Et ben, on dirait que tu viens de croiser un OVNI, enchérit gaiement l’étudiante.

-  Presque. Pire. Je ne sais pas, répond Marie en se retournant vers le rayon. Merde ! Il est parti, laisse-t-elle échapper avec irritation.

-  Qui ?

-  Le mec là, enfin un mec. Je ne sais pas qui c’est. Il était là y a deux secondes.

-  Un coup de foudre ?

-  Mieux, un coup du Destin ! Une incroyable farce de la vie qui vient de me montrer ce que j’avais besoin de voir.

-  Quoi ?

-  Si tu savais comme je me fais chier dans ma vie, tu comprendrais ! Tiens, pour te citer un exemple, je me fais tellement chier que je fais des recherches sur quoi à ton avis cette année ?

-  Les mouvements de foule ?

-  Pas loin ! Les rencontres !

-  Pas mal ! Répond Nathalie en souriant.

-  Et là, Pan ! Une rencontre ! Une vraie ! C’est la première fois.

-  La première fois que tu rencontres quelqu’un ?

-  Oui, en quelques sortes. Je m’en rends compte maintenant.

-  Ah !

-  Je vais te dire, j’ai choisit le sujet de la rencontre parce que je voulais l’apprivoiser, la rencontre, je voulais comprendre le phénomène et le recommencer à volonté. J’me suis planté ! Incroyablement gouré ! Il n’y a pas de recette miracle ! Ca arrive justement quand tu ne t’y attends pas. Marie parle vite. Je me croyais vidée, incapable de vibrer… non, parce que un hasard, ok, je veux bien ! Mais plein de petits hasards mis bout à bout, c’est quoi ? Le Destin ! Le Destin, avec un grand « D »… Tu m’écoutes ?

-  Avec un grand « D ». Et il t’a vu ? Interroge Nathalie dont l’esprit est nettement plus terre à terre.

-  Non. C’est ce qui cloche. Dans un coup de foudre, normalement, les deux personnages se découvrent en même temps, enfin dans les livres c’est comme ça. Mais ça n’empêche…

-  Ouais, ça n’empêche.

-  Le cerveau humain, c’est dingue comme ça peut aller vite ! Une fraction de seconde, et la machine se met en branle.

-  C’est dongue ? Tu as dit « dong » ?

-  Non, dingue. Enfin « dong » si tu veux, parce qu’il n’y a pas de mot en fait. T’as raison, c’est « dongue », ça mérite un mot nouveau !

-  Ben dis donc, tu vas en avoir des choses à dire sur le thème de la rencontre ! Ca tombe bien non ?

-  Non. On aura beau l’expliquer la rencontre, la décortiquer tant qu’on peut, lui donner des noms, des concepts, ça ne sert à rien. Faut la vivre ! Regardes ! Je vole !

-  Tu nous fais un remake du Titanic ? S’amuse Nathalie. Dis donc y a du monde à l’accueil, qu’est ce qu’il se passe ?

Marie tourne la tête précipitamment, évitant le torticolis de justesse. L’accueil, putain, l’accueil. Elle l’a oublié l’accueil, merde !

-  J’te laisse, lance-t-elle à Nathalie en tournant les baskets.

Quatre étudiants s’impatientent, alignés devant l’entrée. Derrière le PC, sa collègue de fortune, Sarah, dont la période d’essai s’achève le lendemain.

-  Ah te voilà ! Mais t’étais où ? Interroge-t-elle en voyant arriver Marie, haletante.

-  Excuses moi Sarah. Je… c’est incroyable, j’ai rencontré…

-  Tiens, inscrits cette étudiante, la coupe-t-elle sèchement en lui désignant une jeune fille rouge d’impatience. Tu as rencontré qui ? J’espère que c’est une célébrité au moins !

-  Une célébrité ! Dans la bibliothèque de cette bonne vieille fac de Göteborg ! Non Sarah ! Ce n’est pas quelqu’un qui te fait réussir dans la vie, que j’ai rencontré. C’est juste quelqu’un qui peut te faire réussir ta vie. C’est pas pareil… Il a un tee-shirt rouge. T’aurais pas vu sortir un mec avec un tee-shirt rouge, par hasard ?

-  Désolée mais tu vois, j’ai été quelques peu overbookée pendant un moment là, j’ai pas vraiment fais gaffe aux mecs ! Ironise Sarah.

-  Il doit encore être là. Forcément. Dit Marie en balayant la salle du regard. Là ! S’écrit-elle tout d’un coup, il est là !

-  Qui ? Où ?

-  Tu vois là-bas ? Elle pointe son doigt et le rabaisse aussitôt, réalisant la folie de son geste. Et s’il se retournait à cet instant et la surprenait en train de le désigner de la sorte ? Cette pensée ridicule l’a fait rougir de honte.

-  Eh ben vas y ! Qu’est ce que t’attends ? Va lui parler ! Affirme Sarah pour qui la démarche parait d’une évidence flagrante.

-  On ne vend pas des fringues, je ne vais pas aller lui demander s’il veut un conseil sur un produit. On est dans une bibliothèque Sarah ! Qu’est ce que tu veux que j’aille lui dire ?

-  Ben je ne sais pas moi, que tu craques sur lui. C’est simple ! Je crois qu’il s’appelle Vincent, il doit y avoir sa carte d’étudiant en dépôt, il m’a demandé de consulter une thèse. Bon allez, je retourne à mon poste aux périodiques.

Vincent. Vin-cent. Vin-ssssant. Marie répète le prénom, s’en délecte. Elle expédie les derniers étudiants qui piaffent, et farfouille dans la série de cartes laissées pendant les consultations sur place. Merde, y a pas de photo sur la plupart d’entre elles, constate Marie avec dépit. Elle trouve un Vincent, dans le tas. C’est lui, pense-t-elle immédiatement. Vincent Bigno, maîtrise de philo, né en 1974. Ca ne peut être que lui, il n’y a pas d’autre Vincent, murmure-t-elle en vérifiant la pile. Quel joli nom ! Comme ça lui va bien ! 1974, comme elle ! Un français venu faire ses études au pays d’IKEA, comme elle ! 5 lettres dans le nom de famille, comme elle !

Marie est perdue dans ses pensées, dans son excitation démesurée. Déséquilibrée par l’intrusion de cet autre qu’elle n’attendait pas, par ce visage qu’elle a reconnu sans connaître. Emerveillée par cette rencontre inattendue dans cette bibliothèque où elle s’emmerde. Un miracle bien supérieur à celui des contes de fées où le prince croise forcément la souillon, se dit Marie Peton. Elle observe le tee-shirt rouge, de loin, camouflée derrière le PC. Putain, il est trop beau ! Se répète-t-elle en constatant avec amertume l’aporie du langage pour exprimer ce qu’elle ressent. Une heure, une minute ou une seconde plus tard, elle le voit poser un livre, ramasser des stylos, prendre un sac, se lever de la chaise… ça y est, il avance ! Il arrive ! Mon Dieu, il arrive ! Vite, quelque chose, pense-t-elle en balayant le bureau du regard, tiens, la souris, c’est bien la souris, ça fait sérieux, ça fait « je bosse ». Un clic au milieu de l’écran, il n’est pas censé savoir que le PC est en veille ! Il approche. Lever les yeux tout de suite ou attendre un peu ? Il va partir ? Il va passer là devant et partir ? Ce n’est pas possible !

Le clic du compteur se tait, tout le monde se tait d’ailleurs, enfin on dirait ! Et c’est un « bonjour » déchirant le silence qui s’abat sur Marie Peton.

Elle lève les yeux : c’est lui ! Il est là ! Planté devant ce misérable bureau d’accueil qui les sépare. Elle exècre ce bureau. Ces bouts de planches qui tracent leur distance.

-  Je viens récupérer ma carte.

Quelle carte ? De quoi parle-t-il ? Il observe son air étonné et enchérit :

-  Ma carte d’étudiant.

Putain la carte d’étudiant ! Mais bien sûr ! Un sourire niais illumine son visage marqué par les traces du fond de teint dont la chaleur à eu raison. Le même sourire qu’avait dû afficher Newton, bien des années plus tôt, en se prenant une pomme sur le coin de la gueule. Elle ne peut pas parler. Impossible. Un phénomène physique et jusqu’alors inconnu de Marie Peton vient de la priver du langage. Elle, Marie Peton, dont les carnets de correspondance d’enfance regorgent d’heures de colles pour « bavardages » ! Muette comme une carpe. Mais le cerveau, encouragé par le manque d’oxygène qu’occasionne sa chute libre, est hyper actif. Toutes sortes d’idées passent par la tête de Marie, de remerciements à la Vie qui lui permet de connaître ce désordre étrange. Marie serait-elle bénie des Dieux ? Ca en a tout l’air, pense-t-elle avec conviction. Elle est persuadée que ses prières ont été entendues, pas qu’elle soit vraiment croyante, Marie, mais elle a pris l’habitude d’adresser ses demandes directement à Dieu, parce que « on ne sait jamais ». Elle avait demandé un Signe. Ca peut paraître pas grand chose mais pour Marie c’était beaucoup. Il fallait qu’elle voit quelque chose de merveilleux pour sortir d’elle même : C’était ce tee-shirt rouge qui s’impatientait maintenant devant son misérable bureau d’accueil.

Marie fouine dans le tas de cartes d’étudiants depuis un moment. Impossible de déchiffrer les noms qui y figurent, impossible d’obtenir le minimum de concentration nécessaire à une lecture. Elle se sent ridicule, et elle l’est.

-  Vous ne me demandez pas mon nom ? S’inquiète l’étudiant en remarquant le pathétique manège de la jeune fille.

-  Heu… si ! Arrive-t-elle à articuler d’une voix étranglée tandis que son visage vire de la même couleur que le tee-shirt qui l’observe.

-  Manon.

-  Hein ? Lance-t-elle avec inconvenance en écarquillant les yeux, sidérée par la réponse.

-  Manon. Matthis Manon.

Marie affiche une mine défaite. L’incompréhension se lit sur son visage.

-  Mon prénom c’est Matthis, et mon nom c’est Manon, se sent-il obligé de préciser.

-  Don de Dieu, articule-t-elle avec un visage illuminé.

-  Quoi ?

-  Matthis, ça veut dire « don de Dieu » en Hébreu, répète-t-elle en le regardant avec insistance.

-  Ah ! Oui, c’est ça, répond-t-il en souriant.

Marie le dévisage. Elle est subjuguée par le regard qui l’observe et la fait exister. Ce regard profond, brillant, venu briser son univers de glace à coups de battements de cils. Marie est si émue qu’elle se sent généreuse : elle pardonne sur-le-champ la douloureuse erreur de Sarah. Son cœur bat la chamade, ses jambes flageolent, ne touchent plus le sol. C’est ça la rencontre, réalise-t-elle en tendant au jeune homme sa carte d’étudiant, devenir plus léger… Matthis Manon part, le clic odieux du compteur n’en finit pas de résonner dans la caboche de Marie Peton qui se retrouve seule. Où sont passés les violons ? Elle reste pensive, s’interrogeant sur le terrible sort qui la pousse au ridicule devant la gente masculine, et qui vient d’atteindre un paroxysme qu’elle n’aurait jamais imaginé, pas même dans ses pires cauchemars.

Marie Peton réfléchit. L’heure est grave. Il est parti, c’est indéniable. Elle pourrait se lever, passer le clic du compteur dans un bond frénétique, saisir un bout du tee-shirt rouge au vol pour ne pas le laisser s’échapper, lui crier son désir de l’aimer. Elle ne bouge pas. Aucun scénario salvateur ne vient à sa rescousse, pas le moindre schéma Harlequin à coller à son Destin. Sans doute qu’un ange passe à ce moment là. Dans un ralentissement cardiaque salutaire, Marie entre dans la vie du rêve. Elle se sent mieux. Et c’est elle qu’elle rencontre à travers ce « Matthis » inattendu, dans la fracture d’un clic sourd et déchirant. Là voilà qui imagine toutes sortes de sens au hasard, qui invente d’infinis possibles… C’est tout un roman. Quand elle remarque le livre à moitié couvert abandonné sur le petit bureau IKEA de l’entrée, Marie sourit. Par un chiasme inattendu de la vie, elle est maintenant bien loin de l’antimétabole du ras le bol et du ras le bol de l’antimétabole !


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