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La littérature noire de colère

Première partie

dimanche 9 avril 2006, par Séverine Capeille

« Connu ou pas, talentueux ou besogneux, un auteur est toujours un sac de nerfs » assure Françoise Giroud dans Mon très cher amour.

La colère constitue non seulement un objet psychologique, historique, et sociologique, mais aussi un objet littéraire à part entière qui, dans l’histoire de la littérature, a sa propre histoire. Au départ, la page blanche est très pâle et puis des « voix d’encre » viennent noircir le papier. Ici, le Désespéré (Bloy) souhaite tout ravager. Là, Bernanos veut « faire flamber la jungle ». Les règles essentielles de la coexistence humaine explosent dans le fracas de la « poéthique » michaldienne. La littérature est faite de cris. Depuis les premiers textes fondateurs, la colère sonde la nature humaine dans sa beauté et sa noirceur.


Comment répondre à la « colère des Imbéciles » qui « ravage aujourd’hui la Terre » [1] ? Comment survivre à « des colères politiques fortes comme la foi en Dieu. Plus fortes encore que cela. Plus dangereuses parce que sans fin » [2] ? Comment réagir contre les menaces de la prédestination, contre le corps bridé par la famille, l’histoire, la patrie ou plutôt la « papatrie » selon Michaux ? Le monde est « au seuil de l’Apocalypse » dit Léon Bloy, il a « perdu le sens du divin ». La civilisation moderne est « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » ajoute Bernanos qui s’oppose, dans la lignée du « Pèlerin de l’Absolu », au triomphe du rationalisme, dénonce un monde privé de contact avec le surnaturel, condamne l’insuffisance du discours contemporain, propice à annihiler toute forme de pensée.

Contre la pensée schématique et sécurisante, les auteurs se dé-chaînent. Face à la résignation et au désespoir, le désir d’écrire se révolte. La colère est un sursaut de vie au milieu de l’asphyxie, elle redonne une place à l’humanité dans une civilisation de machines qui l’asservit.

Face à une écriture contemporaine du « peu » et du « très petit », étudiée par Jacques Poirier dans un article intitulé « Le pas grand chose et le presque rien » [3] , l’écriture de la colère se place résolument vers le « beaucoup » et le « très grand ». Au « Micro-récit pour un micro-évènement vécu dans l’indifférence, qui conjugue trois critères, à savoir : « la ténuité de l’objet, la distanciation du regard, et la concision du récit » , les textes de la colère répondent par un mouvement inverse, combinant les débordements de l’objet, la confrontation des regards, et la richesse du récit. Le sujet ne s’efface pas, mais s’expose, dans un « presque tout » que la colère permet : « Je dis NON » répète inlassablement Paul Valet. Il est à noter que l’auteur des Soleils d’insoumission, comme celui d’Impatience, déploie des anaphores pour insister davantage :

N’est pas de venir à sa fenêtre et dire : cela ainsi devient,
N’est pas de croiser dans la rue un visage et dire : cela ainsi se comporte et agit,
N’est pas d’aller au carrefour et considérer et dire : je sais… [4]

Les négations s’énoncent dans les majuscules. C’est une littérature qui s’accepte, telle qu’elle est, avec ses pleins et ses déliés. Une littérature qui porte fréquemment les marques de l’oralité. La parole est au cœur de la colère. Elle l’a révèle et l’apaise bien souvent. Mais la colère est également un fragment dans le temps, une déchirure. Elle s’inscrit dans une volonté de briser un état : elle est un éclat, un instant. La colère est un spasme linguistique. La syntaxe sort de ses gonds, développe des strophes meurtrières.

Un conflit oppose, dans leurs définitions, la règle et l’émotion. Il semble que l’une veuille corriger l’autre, qui se protège à corps (linguistique) défendant. Le style enveloppe la colère, qui lui tire la langue. L’émotion est incontrôlable, imprévisible et soudaine. La rhétorique, tout le contraire. Mais elle porte l’émotion pour la prolonger, l’étendre, la ralentir. Elle l’enveloppe et la provoque, la colère se frayant ainsi un chemin dans des écritures de l’écartèlement et de la déchirure, marquées par des secousses de toutes sortes. Il faut faire danser la syntaxe. Syntaxis : sun = avec, taxis = ordre, c’est-à-dire tout ce qui concerne la loi et les codes de la phrase.

La colère étale les bleus à l’âme, tord le corps linguistique. L’intérêt littéraire de cette émotion vient du fait qu’elle traverse un texte (poétique ou narratif) non pas à la façon d’un thème, mais comme une manière de dire et de ne pas dire, comme une posture du corps. « Je vous donne un livre vivant » [5] dit Bernanos.

Si la singularité du style d’un auteur donne à lire ce que l’on a coutume d’appeler sa « vision du monde », un style emporté par la colère donne sans doute à voir ce que Sartre définit comme une « transformation du monde » : la transformation en motif littéraire d’une impulsion étant au principe même de l’écriture des auteurs ; en même temps qu’il s’agit d’une violence faite au texte, et à sa lecture.

Notes

[1] Georges Bernanos, La France contre les robots, Plon, 1970, p.128

[2] Marguerite Duras, Ecrire, Paris, Gallimard, 1993, p.90

[3] Jacques Poirier, « Le pas grand chose et le presque rien », in « Vers une cartographie du roman contemporain » sous la direction de Marc Dambre, cahier du CERACC, n°1, mai 2002

[4] François Bon, Impatience, Les Editions de Minuit, 1998, p.87

[5] Georges Bernanos, La grande peur des bien-pensants, Gallimard, 1969, p.13


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