samedi 11 octobre 2008, par Séverine Capeille
Tu ne peux pas compter sur tes doigts. Toutes les fois où c’était décevant. Tu ne sais pas. Tu as bien eu cette époque où tu cumulais les amants… Mais les matins ressemblaient à des sorties de coma. Quand l’autre te regarde avec des yeux compatissants, et qu’il te dit « ça va ? ». Quand tu voudrais répondre que non, et que tu esquisses un sourire qui se veut rassurant, délicat.
Des semaines… et maintenant, il est là. Il t’a emmenée au restaurant et tu n’as pas fini tes moules frites, bien que tu adores ça. Ça ne passait pas. Et quand il t’a demandé si tu étais malade, tu n’as pas tenté d’expliquer ta soudaine anorexie par des excuses fallacieuses, tu as juste répondu : « j’ai envie de toi ». Il a souri et tu l’as regardé finir ton plat.
Une chambre d’hôtel bas de gamme. Carrée et impersonnelle. Sans âme. Un endroit parfait pour que se joue le drame. Une mise en scène improvisée sur tes vêtements éparpillés. Une scène de boulevard avec salle de bains sur le côté. Tu fermes les rideaux au public qui te condamne. Ta respiration commence à s’accélérer. Il trompe sa femme.
Tu ne sais presque rien sur elle. Tu n’as rien demandé. Mais tu dois être opérationnelle. Au cas où il voudrait comparer. Tu dois être celle par qui il devra l’oublier. Tu connais les qualités essentielles : passion, tendresse et fluidité. Et c’est là que ça coince, que ça a tendance à bloquer. Une maîtresse avec une sciatique devrait aller se rhabiller. Mais tu n’es pas de celles qui fuient les responsabilités. Tu veux te montrer à la hauteur du septième ciel que vous devez toucher.
Ca s’appelle « une partie de jambes en l’air », ou pas ? Tu t’accroches à ses bras. Et qu’importe la saillie sous ligamentaire repérée en L4-L5 et les ordonnances des médecins cumulées au cours des derniers mois : rien ne t’arrêtera. Tu veux vivre dangereusement. De la pénétration à l’infiltration, tu te dis qu’il n’y a qu’un pas. Et à cet instant-là, tu t’en moques éperdument.
Il te soulève et tu tentes une perpendiculaire quand il te colle contre le mur froid. Au début, tu as le corps tendu et droit, mais pas longtemps. Tu sens que tu t’avachies au rythme des mouvements. Tu as oublié de fracasser le miroir du placard à vêtements. Maintenant, tu t’en mordrais bien les doigts, s’ils ne te servaient à t’agripper à ton amant.
Attention, ça glisse, il faut t’accrocher. Mais tu as pris du Myolastan. Tu n’aurais pas dû. Tu le sais bien pourtant… Franchement… Tu le sais bien qu’aucun excitant ne peut avoir raison de ce décontractant. Alors voilà. Une fois de plus, il s’est rendu disponible au plus mauvais moment. Quand tu n’espérais plus qu’une soirée pyjama, seule devant le petit écran.
D’habitude, il appelle quand tu n’es pas épilée. Tu t’y es habituée. C’est même devenu une astuce pour connaître la fréquence de ses réapparitions. Tu mesures ça au poil long. Au final, tu te résignes au rasoir de dernière minute et tu pries tous les étages du ciel pour ne pas avoir de frissons. C’est raté si non. Tant qu’il ne te touche pas, tu fais illusion. Mais s’il passe la main sur ta jambe…
Enfin là, ce n’est pas le problème actuel. Tu glisses. Et tu voudrais bien remonter. Trouver la force dans tes bras inondés de transpiration. Le miroir renvoie toute l’étendue de ta crispation. Tes doigts croisés derrière sa nuque, sous ses cheveux un peu longs. Il y a toujours le même mouvement. Comme un refrain un peu entêtant.
D’ailleurs ça vient d’où cette chanson ? Il y a ce qu’il reste de ton dos contre le mur, et tu essayes de te souvenir… C’est un air obsédant, obsédant, obsé… Nan…
Tu voudrais trouver un autre chant. Celui-là n’est pas très cohérent. C’est vrai quoi. Ces enfantillages ne collent pas à la situation. Il te faudrait un refrain adéquat. Un hymne qui te redonne courage et détermination. Un truc qu’on vocifère sur les terrains de jeu, garant de virilité absolue, de virilité pleine de cheveux. Tu voudrais une chanson pour ton Sanson. Histoire de vaincre le Myolastan, ce médicament qui te fait ressembler à une poupée de chiffons. Tu sais ce qui conviendrait ? Un chant Haka.
Le lampadaire de la rue. Celui qui donne les plus belles ombres des scènes de nus. Les courbes, les ondulations, les dansent lascives sur les façades des longs métrages. Il te trahit. Ce soir, il accentue le carnage. Il met en lumière les cahots chaotiques de ton batifolage. Il montre ta vie en dents de scie. Tu observes vos silhouettes sur les murs blancs, les tailles démesurées comme sur de grands écrans. Le scénario en « quatre par trois »…
Il aurait fallu briser l’ampoule avant de monter ici. Maintenant, elle fixe tes faits et gestes, traque les craquements de tes articulations, poursuit les pitoyables cambrures de ta maladie. Tu voudrais fermer les yeux, au sens propre comme au figuré. Ignorer ta position horizontale et ta position sociale, retourner ces situations inconfortables dans un mouvement de rein contrôlé. Mais tu risquerais l’hernie discale. Tu ne veux pas essayer.
Une femme bancale sur lavabo. Tu regretterais presque ta soirée solo. Tu ne sais pas comment tu es arrivée là, mais c’est comme si tu étais assise sur tes idéaux. Le froid te saisit, ou une crampe, ou les deux… Mais la torture ne t’arrache pas le moindre aveu. Il ne sera pas dit que tu n’auras pas joué le jeu jusqu’au bout. Maîtresse fourbue mais debout.
Quand les muscles sont chauds, on ne sent plus la douleur. C’est peut-être ça, le Nirvana. Un mélange de sacrifice et de sueur. Une euphorie saillante comme un compas. Un étymologique ravissement du corps. Tu souris quand ton amant te pose sur les draps. Et tu lui dis « encore » en pensant « achève moi ». Parce que tu l’aimes, ou plutôt tu le crois.
Tu ne peux pas compter sur tes doigts. Toutes les fois où vous « vous envoyez en l’air » cette nuit-là. Tu ne sais pas. Tu penses juste qu’il repartira. Que le bruit de la porte fracassera ton âme, et que ça fera comme un…