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Baltringues de la joie (Deuxième partie)

Un texte écrit par Philippe Azar, extrait de son roman "Les mélodies de la chasse d’eau"

mardi 5 juillet 2016, par Le Collectif Sistoeurs


En bas des marches, le magicien et le chansonnier attendaient en fumant des cigarettes, le cul posé sur des caisses Carlsberg. Je sentais que l’ambiance était électrique. Je sentais, aussi, que Loulou en tenait une vraiment bonne.
Daddy, c’était le chansonnier. C’est lui qui s’est mis à parler le premier.
—Tu nous fous dans la merde, Loulou.
—Hein ? Répliqua Loulou
—T’es devenu sourd ? Rétorqua Titi.
Titi, c’était le magicien.
—Il est plein comme la piscine du Rhône, ce vieux con, renchérit Daddy.
—Hein ? Répondit Loulou.
—Ouais, reprit Titi. À cause de sa grande gueule de décapsuleur de Kronenbourg, on va tous se faire lourder ce soir.
—Hein ? Répondit Loulou.
—On t’emmerde reprirent en chœur Titi et Daddy. Il est rond comme un boulon et en plus il est sourd ce sale con.
—Non, non, répondit Loulou. Je vous entends parfaitement pleurer. Ce que je n’entends pas, c’est le talent qui devrait transparaître de chaque mot que vous vomissez. Dès que vous l’ouvrez, c’est comme un puits sans fond. On attend, toujours, que quelque chose se passe, que ce fond arrive, mais il n’arrive jamais. C’est désespérant.
—Je t’encule Loulou ! Lança Daddy.
—Ouais pareil ! Suivit Titi.
Loulou s’était remis en état sans que personne ne s’en aperçoive. Sa cravate avait repris la bonne place. Sa veste était boutonnée et le col de sa chemise, plié au bon endroit ; même sa tête ne laissait pas transparaître le passage d’une dizaine de blancs-becs. C’était comme si ces verres de blanc s’étaient transformés en verres de limonade et sans bulles avec ça.
Ce qui installait une certaine tension, c’étaient les petites combines de Georges. En plus de jouer chez lui, il nous avait aussi loués à un autre cabaret, si bien qu’on était censé jouer deux fois le même soir et à deux endroits différents en même temps. On se sentait un peu comme des camions.
Il était convenu que le premier d’entre nous qui finissait son show chez Georges devait aussitôt filer à 800 mètres de là, dans le deuxième cabaret, pour assurer un deuxième passage. Le second prenait ensuite son tour chez Georges et devait à la fin de son passage, rejoindre le premier dans l’autre cabaret. Et bien sûr, à condition d’arriver pile au bon moment pour reprendre la suite du spectacle. Sans quoi, le premier arrivé devait rester sur scène et improviser en attendant la relève.
Loulou passait le premier comme à son habitude, j’étais le deuxième puis suivait Daddy et le magicien.
Je m’inquiétais pour les 800 mètres. J’étais pas très sûr de Loulou. Je ne le voyais pas transporter sa grosse carcasse et transpirer du Maçon sur près d’un kilomètre en pleine nuit. Sûr qu’il ne serait pas tout sec à l’arrivée. Mais, j’ai pas eu le temps de m’interroger trop longtemps, que Georges a passé le rideau avec son sourire et son cigare.
—C’est à vous les filles ! Qu’il dit a tous avec son havane en travers de la bouche.
La régie a fait un noir sur toute la salle.
Loulou a chaussé son bonnet rouge sur sa tête, réajusté sa cravate et s’est aussitôt avancé sur la scène. Ses yeux étaient graves, presque sombres, au bord de la rupture. Il attendait comme une balle dans un fusil. Lui, la première curiosité de la soirée, l’unique, 60 ans et toujours debout à faire le clown tout seul sur cette scène pendant 25 minutes. Tout donner, s’ouvrir les tripes, faire jaillir son talent avec classe. Et puis, la poursuite l’a pointé du doigt. Aussitôt, son regard s’est mis à brûler. Sa voix s’est envolée comme une nuée de moineaux au-dessus du voile sombre de la salle pour retomber comme une claque sur tous les visages qu’on voyait tous sans exception. Les rires ont commencé à résonner. La salle applaudissait. Personne ne toussait. Loulou avait réussi ses dix premières secondes. Tout ce qui venait après n’était qu’une affaire de métier et Loulou travaillait depuis 40 ans. J’étais rassuré pour Loulou et pour nous.
J’suis parti en griller une pour commencer à faire le vide, seul dans ma tête entre un magicien et un chansonnier enragé, coincés qu’on étaient dans dix mètres carrés et toutes ces caisses de bière à faire péter le plafond.
J’avais pris l’habitude de toujours attaquer, violemment, en interpellant le public. C’était dur à faire et très casse-gueule, mais ça marchait, alors je prenais le risque. Le confort, c’était d’arriver derrière Loulou. Il vous chauffait la salle à blanc, préparait le public à bien vous recevoir. T’avais plus besoin de partir d’en bas. Fallait être bon, c’est tout. Fallait juste savoir ce que tu venais faire sur scène. Et rien que pour ça, on pouvait dire qu’il était bon, ce brave Loulou. Parce qu’il t’obligeait à maintenir le niveau.
De l’autre côté du rideau, j’écoutais en attendant patiemment. Le public réagissait bien et au bon moment : ça fonctionnait.
Loulou a tiré ses 25 minutes comme un pro. Fait deux trois saluts, un ou deux rappels, et s’est dirigé vers les coursives après m’avoir annoncé au public. Il n’avait pas encore passé le rideau que je le croisais au bas de la scène. Le public applaudissait toujours et Loulou s’est senti obligé de me parler à l’oreille : « Vas-y mon grand, je t’ai chauffé le lit, tu vas pouvoir baiser la mariée sereinement ».
C’était à moi.
J’attaquais avec tout ce que j’avais dans le ventre, avec toutes ces choses, les meilleures qui me constituaient, qui en cachaient d’autres un peu mauvaises. J’emmenais avec moi toutes ces heures, pendant lesquelles, j’avais répété, inlassablement, chaque intonation, chaque geste, jusqu’à obtenir quelque chose que j’estimais parfait. Ce texte que j’avais écrit, détruit et réécrit qui s’adaptait à ma voix, à mon corps qui chaque jour essayait de proposer quelque chose de différent, pour ne pas lasser, pour être encore meilleur, faisait de moi à cet instant précis : un acteur.
—MESDAMES ET MESSIEURS BONSOIR !!!!
Le public n’avait pas encore fini d’applaudir Loulou qu’il continuait de le faire sur mes paroles.
—Vous ne le savez peut-être pas, mais vos applaudissements sont le vrai salaire de l’artiste et moi je demande toujours à être payé d’avance, alors… PAYEZ-MOI ! PAYEZ-MOI ! PAYEZ- MOI !
Le public tapait dans ses mains, le sourire aux lèvres.
Anissa, elle, me dévorait des yeux.
Au premier rang, j’avais toujours une bonne cliente. Une bien portante avec un rire particulier, un rire de taverne. Son rire portait toujours plus haut que celui des autres et les entraînait dans une symphonie infernale. Cette femme, c’était du pain béni, un gros cadeau de madame la chance, parce qu’elle réglait définitivement mon problème des dix premières secondes. Elle me lançait littéralement comme un homme canon dans le cœur des gens. Et j’en profitais. Je jetais tout mon dévolu sur elle. Je forçais le trait en me rapprochant, en la fixant bien devant, presque nez contre nez. Elle, elle se marrait vraiment à gorge déployée avec la glotte au fond qu’on voyait bouger.
Toute la salle la suivait. Elle faisait le spectacle. C’était moi le public. C’était le boulot comme on disait. C’était pas de l’art. C’était pour manger.
—Payez-moi ! Payez-moi ! Payez-moi !
Mon spectacle, je l’avais combiné pour le café-théâtre. Une heure trente de phrases étudiées à la loupe pour bidonner le pékin moyen toutes les vingt secondes. Pour le cabaret, j’avais dû adapter. Je devais proposer quelque chose de plus violent dans l’émotion, de plus immédiat. Fallait attraper le chaland au vol derrière quelqu’un d’autre et le garder 25 minutes avec soi, sans le laisser réfléchir.
Fallait l’agresser en douceur dans son âme sans lui laisser le temps de trop s’adapter au genre, parce que derrière, quelqu’un de complètement différent arrivait. Fallait que ça explose comme les étoiles dans le ciel, comme dans une fête foraine en feu, le grand-huit sans ceinture. J’étais un Dieu et j’utilisais chaque mot comme une arme pour toucher quarante têtes hilares en même temps. Et le plus souvent, ces têtes en redemandaient. ENCORE ! ENCORE ! Au final, ça faisait un spectacle complètement différent. Deux en un. Le premier, c’était pour atteindre presque l’art, l’autre pour les pâtes au beurre.
J’étais beaucoup plus fier du premier spectacle que du deuxième et quelquefois, ça me filait le cafard. Un cafard bien noir que je n’arrivais pas à chasser. Un cafard qui nichait dans les plinthes de mon âme, pondait sa descendance dans tout mon espoir. Dans ces cas-là, je pensais aux biftons que Georges me glissait dans la main et aux grands noms qui étaient passés par là avant moi. Ça me réconfortait. Je me sentais moins con, moins merdeux. On s’enrichissait pas. J’veux dire, à l’intérieur, dans notre âme d’artiste qui ne demandait qu’à sortir de cette médiocrité alimentaire. Ça nous permettait, seulement, de survivre et de baiser au passage tous ceux qui estimaient que les artistes ne servaient à rien. Tous ces gens adeptes d’une morale bien pensante, du salariat normalisé, du déca et des sucrettes qui prennent les acteurs pour des parasites, des bons à rien et qui ne peuvent pas s’empêcher de regarder le film de 20 h 30 une verveine à la main.
Les artistes, qu’on le veuille ou non, ont sauvé des mariages, évité des suicides, sorti du cauchemar les trois quart de la planète. Une grande révérence de saltimbanque qu’on devrait leur faire. Ça se passait bien pour moi. Je faisais ma tambouille gentiment et le public réagissait, presque, comme je voulais. Je me sentais en forme. Depuis que Bobby m’avait passé en horaires continus, j’avais du jus pour trois passages, au moins.
J’avais mis du temps à arriver à un résultat correct sur les planches. Le théâtre classique est moins formateur pour la scène que le cabaret. Au début, chez Georges, le public n’accrochait pas toujours sur les bonnes phrases. Ça me déstabilisait. Mon réglage n’était pas bon. Alors, j’improvisais pour faire remonter ma sauce intérieure. Et même, si je n’avais pas le métier de Loulou, je m’en sortais honorablement. Le public ne s’apercevait de rien, ni même Georges et c’était bien là l’essentiel.
Ce soir-là, ce qui posait problème, c’était le final. C’était le clou du spectacle, celui pendant lequel, on montait tous sur scène avec Daddy à la guitare pour chanter : « LES COPAINS D’ABORD ».
Mais comme on jouait dans deux cabarets en même temps, à moins d’avoir les jambes et les couilles élastiques, on pouvait pas assurer deux finals en même temps.
Georges se faisait du mouron pour sa soirée en voyant nos trognes. Et Georges aimait bien sa tranquillité. Son job était plus une récréation pour lui, qu’une nécessité. Alors, il avait tranché très rapidement. Le final se ferait à LA CLINIQUE. Merde à l’autre cabaret ! Il nous expliquait qu’il ne nous avait pas loués très cher. Son confrère était tellement radin, qu’il aurait été plus judicieux pour lui d’aller vendre des clefs à pipes ou des parapluies aux puces. Pas de supplément pour le final, pas de final.
—Je négocie pas avec les pinces, moi. Si tu trouves que le lait est trop cher, va traire la vache toi-même, tu comprendras. Je fais pas dans le tapis moi. J’suis un professionnel du spectacle. Un pro, tu m’entends enfoiré ? Tu sais ce que ça veut dire ? J’ai les meilleurs chez moi. Des pointures. On se les arrache, alors allonge le fric. Si t’as besoin de louer un aspirateur, je connais du monde, moi… Sans déconner.
Donc, Georges avait décidé que le final se ferait à LA CLINIQUE et avait même géré notre organisation. Le dernier d’entre-nous qui terminait dans le deuxième cabaret devait rappliquer dare- dare à LA CLINIQUE pour que Georges coupe la sono et nous fasse tous monter sur scène pour clore convenablement le spectacle. « Le dernier coup de bite à la mariée », comme disait LOULOU.
J’ai fait mes 25 minutes comme un charme. J’ai pris un pied d’enfer. Et, j’ai même embrassé ma cliente du premier rang. Deux, trois saluts et un rappel, et j’ai annoncé Daddy qui attendait derrière le rideau.
On s’est croisé au bas de la scène.
—Maintenant, c’est à toi de baiser la mariée, que je lui dis discrètement baignant dans ma joie.
—Je ne baise pas. Je fais l’amour, qu’il répondit sèchement.
—Ouais ?... Le plus important, c’est que la mariée soit contente.
Je suis passé dans les coursives et j’ai défait ma cravate. Je me suis posé sur une caisse de Carlsberg. J’en ai attrapé une et j’ai allumé une sèche. J’étais rincé. J’ai tété rapidement ma bière et j’ai remonté les escaliers en vitesse avec mon mégot accroché au bec. Je devais filer en direction du deuxième cabaret pour arriver pile au moment où Loulou aurait terminé son numéro. Deux heures du matin, 800 mètres, 25 minutes à recommencer. Tu parles d’un boulot.
La nuit en sursis baignait la ville dans une lumière douce qui gouttait des réverbères, accrochant chaque parcelle de l’obscurité dans une caresse infinie qui donnait aux rues un aspect presque irréel, un aspect en carton-pâte.
Deux heures du matin. J’avais le choix entre deux itinéraires. Je pouvais passer par la rue d’Algérie et reprendre par le quai St Vincent ; mais ça voulait aussi dire passer devant ce bar dans lequel je connaissais beaucoup trop de monde qui n’avait pas l’habitude de laisser partir un copain, seul dans la nuit, surtout si le copain était habillé en costard 3 pièces : « On peut venir te voir ? Pourquoi t’es habillé comme ça ? T’es de mariage ? Elle s’appelle comment ? T’inquiètes, on le dira pas à Nina ».
Je voyais déjà le tableau avec Georges : « Excuse Georges, mais j’ai dû ramener des copains au deuxième cabaret, ça manquait un peu de public. Ah oui ! Y a aussi des copines qui se sont assises sur les genoux d’un client ou deux, mais dans l’ensemble, j’ai assuré ».
Bon, j’ai décidé qu’il valait mieux continuer par la ruelle, même si ça rallongeait le parcours.
C’était plus sûr. Ce qui l’était moins, c’étaient les camés qui aimaient bien faire leurs petites affaires dans le secteur. Ça rappelait un peu LA GOUTTE D’OR à certaines heures de la nuit. J’avais calculé qu’il me fallait dix minutes pour arriver sur la nouvelle scène en forçant le pas. J’en étais déjà à cinq et je venais à peine de commencer à marcher. Je sentais des sueurs froides qui commençaient à me grimper dans le dos.
Soudain, j’ai entendu un bruit suspect. Je me suis arrêté net et j’ai fait mine d’en allumer une pour inspecter discrètement les lieux. Je me tenais sur mes gardes, mes poings aussi. À première vue, rien d’anormal pour le coin. Des détritus jonchaient le sol pavé. La queue d’une seringue tenait en équilibre sur une bouche d’égout. Deux cadavres de Carlsberg gisaient lamentablement dans une rigole. C’était sûrement Loulou, j’ai pensé. Et puis, je suis lentement arrivé jusqu’à la silhouette. Je la connaissais. Des formes fines, élancées, presque indécentes. C’était Anissa. Elle me regardait, son corps accolé contre l’encadrement d’une porte, d’un hall d’immeuble. Je croyais rêver. Un cauchemar plein de vampires.
Anissa était une belle femme. Elle le savait. Je savais aussi que ce genre de femme n’était qu’une source de problèmes.
—Putain ! Qu’est-ce que tu fais là ? Que je lui dis.
—Je t’ai fait peur ?
—Oui, un peu.
—Je t’attendais et puis comme tu me l’as dit tout à l’heure… Je réussis toujours à avoir ce que je veux.
—Ouais, je commence à comprendre ce que tu veux dire.
J’ai tout de suite pigé que je n’arriverai pas à m’en sortir. J’étais cerné par une femme et par sa volonté. Alors, je me suis engouffré dans la brèche pour tenter une manœuvre désespérée.
—J’ai toute la nuit si tu le souhaites, me dit Anissa.
—Moi, je n’ai que quelques minutes.
—Toutes mes minutes sont à toi, répondit Anissa en se mettant contre la porte, offerte en sacrifice.
J’ai regardé ma montre. J’étais à cinq minutes de rater le coche avec Loulou. Devant moi, j’avais Anissa qui n’en démordait pas. Je commençais tout juste à comprendre comment elle fonctionnait.
Alors, j’ai essayé un truc. J’étais pas sûr, vraiment pas, mais je ne savais pas quoi faire d’autre. Si ça ratait, je passerais le reste de mes jours à être considéré comme le plus grand psychopathe du petit milieu théâtreux Lyonnais. Mais, je m’en foutais. Je ne me suis jamais préoccupé de ce qu’on pensait de moi.
J’ai jeté ma cigarette et je me suis avancé vers Anissa. L’heure tournait toujours et j’allais vraiment être dans la merde avec Loulou. Je me suis mis contre elle et je l’ai sauvagement prise par la taille.
Aucune surprise sur son visage, elle avait des étoiles dans les yeux. J’avais compris. J’avais raison.
Je sentais son souffle qui par saccade sortait de sa bouche légèrement entre-ouverte. Elle me fixait droit dans l’âme. Ses lèvres comme un million de cerises, s’offraient, voulaient saigner sur les miennes. Son regard disait : « Continue, tout ça est à toi, je savais bien que j’t’aurai ».
Aussi, curieux que ça pouvait l’être, je ne ressentais rien, pas même la raideur d’un petit désir.
Mes mains sont remontées de sa taille jusqu’aux contours de ses seins. Anissa ne disait toujours rien. Elle me regardait c’est tout, guettait mes réactions de plaisir : symbole de son pouvoir.
Son souffle devenait de plus en plus saccadé et l’heure continuait de tourner. C’était plié avec Loulou. Impossible d’arriver à temps. J’espérais seulement qu’il avait décuvé suffisamment pour assurer une bonne impro.
Je me suis dit qu’il fallait que j’en finisse. J’avais l’impression d’enfiler une camisole à Anissa. Je pensais à Nina toute seule à la maison. Qu’est-ce qu’elle penserait, si elle me voyait ?
Mes mains ont continué de remonter sur son buste sans toucher ses seins, mais Anissa m’a agrippé les poignets en serrant très fort avec ses ongles pour diriger mes mains sur ses seins.
Je me suis dit : « C’est le moment ou jamais ».
J’ai dégagé mes mains et je me suis emparé de ses poignets. Je les ai plaqués brutalement contre la porte de l’immeuble. Anissa ouvrait sa bouche de plus belle. Ses yeux étaient identiques : pleins de désir et d’une sorte de folie que je ne connaissais pas. Son souffle était de plus en plus saccadé, elle gémissait presque.
—Prends-moi ici, qu’elle me dit lentement.
—Non ! J’ai répondu. Tu vas faire ce que je dis.
—Tout ce que tu veux.
J’ai donné un léger coup de pied dans la porte. Personne aux fenêtres. L’allée paraissait propre et sûre. J’ai tiré Anissa à l’intérieur avec une violence contrôlée en lui tenant toujours les poignets.
Elle ne disait rien. Elle se laissait faire.
Je me suis remis contre elle.
—Je veux que tu m’attendes là.
—Oh ! Continue s’il te plaît, j’adore ça. Qu’elle me dit. Ne t’en vas pas, reste avec moi, j’en peux plus.
Anissa était aux anges. Moi j’étais définitivement dans la merde.
J’ai plaqué à nouveau ses poignets contre le mur, toujours avec cette violence contrôlée, une violence qui pour moi n’avait rien à faire sur le corps d’une femme. Anissa, elle, semblait aimer ça, semblait avoir été beaucoup plus loin que moi dans cette violence.
—Non ! Tu vas faire ce que je te dis, je lui dis fermement.
—D’accord, tout ce que tu veux.
—Je veux que tu m’attendes là. Je reviendrai tout à l’heure. En attendant, tu peux te caresser, si tu veux.
—Oh oui ! D’accord…….Je penserai à toi.
—Ouais, c’est ça, pense à moi.
J’ai repris la ruelle en courant. J’avais encore le parfum d’Anissa sur moi, L’empreinte de son corps sur le mien. Je l’imaginais en train de se caresser dans cette allée à deux heures du matin.
Putain ! J’ai pensé, faut toujours que des trucs tordus me tombent dessus. J’ai toujours eu une gueule à attirer les dingues. J’ai commencé à courir en évitant de me casser la gueule sur des plaques de verglas histoire ne pas me retrouver avec une seringue plantée dans le cul. De la mauvaise musique passait à travers certaines portes que je n’avais pas envie d’ouvrir. Et puis, j’ai trouvé la mienne.
Ça sentait la frite juste derrière et un vacarme assourdissant, avec des rires au milieu, s’évadait par les murs fissurés. Ça m’inquiétait sérieux parce que ça ne ressemblait pas aux mélodies qu’on entendait d’habitude. Ça sentait mauvais.
Le cabaret était configuré comme LA CLINIQUE avec son entrée à l’étage et son sous-sol voûté tout en pierres. Quand j’ai passé la porte, j’suis tombé nez à nez avec une serveuse qui fumait sa clope. Elle était seule et son maquillage foutait le camp. Elle avait l’air d’en avoir marre. Moi, j’étais en nage.
—C’est vous qu’on attend ? Qu’elle me dit d’un air blasé en me soufflant sa fumée au visage.
—J’espère que non.
—Et ben si ! Et croyez-moi, ça va pas être triste.
—Oh non ! Merde. Il est où Loulou ?
—Suivez la ligne jaune, qu’elle me dit en m’indiquant les escaliers qui descendaient.
J’ai pris les escaliers en courant. Je ne pensais plus. Je m’imaginais le pire.
En bas, ça gueulait très fort. La salle était pleine, la climatisation en panne, une odeur de transpiration, de vin et de bouffe se mêlait aux hurlements et aux rires hilares du public. Il devait bien y avoir une bonne centaine de personnes toutes debout qui tapaient des mains dans des gestes désaccordés, tout en scrutant la scène que je ne voyais pas.
J’ai contourné les tables comme j’ai pu, déplacé des chaises, bougé des corps en disant pardon à la dame pour arriver jusqu’à cette vision extraordinaire qui les faisait tant marrer.
Loulou était là aussi. Lui, l’unique, 60 ans et toujours debout sur cette scène à moitié nu, le cul en l’air en position BETTY BOOP. Loulou n’avait plus ses chaussures, ni sa chemise jaunâtre ; mais juste son pantalon et sa cravate qui traînait dans les poils de son torse. Le public gueulait : UN !… DEUX !… TROIS…
J’ai ramassé la chemise de Loulou.
—Mais, qu’est-ce que tu fais ?
—On t’attendait mon grand.
—Tu m’attendais les couilles à l’air ?
—Et les tiennes, elles étaient où ? Ça fait 10 minutes que j’poireaute.
—Euh !… Disons qu’Anissa m’a un peu retardé.
—Et ben ! Mon cochon, pendant que je mets le paquet y en a d’autres qui se le font mettre.
—Non… Bon, on verra après. Comment on fait ?
—Tu fais en sorte que le public s’arrête de compter. C’est tout ce que j’ai trouvé pour faire patienter ces enfoirés. Si t’arrivais pas, je devais commencer à me désaper. Ils sont tellement bourrés que j’étais sur le point de passer au pantalon. Après, je répondais plus de rien.
J’ai fait descendre Loulou de la scène. J’ai mis mes doigts dans la bouche et j’ai sifflé comme au marché. Le public continuait de gueuler.
—MESDAMES ET MESSIEURS BONSOIR !!! Vous ne le savez peut-être pas, mais vos applaudissements sont le vrai salaire de l’artiste et moi je demande toujours à être payé d’avance, alors… PAYEZ-MOI ! PAYEZ-MOI ! PAYEZ-MOI !
Toujours rien. J’étais transparent comme un putain de bégonia. Un homme du public s’est mis à hurler :
—Enlève ton pantalon connard !!!
—Je le ferai, quand tu m’auras présenté ta femme monsieur LE MAIRE, que je lui ai lancé.
La salle s’est calmée net. Un silence tout blanc s’est installé sur toutes les têtes. Un silence qui voulait dire sang et haine. Il n’y avait plus que moi et cet homme du public qui me fixait mauvais avec son verre de CROZE HERMITAGE bouchonné, accroché à la main. Et puis, comme si le temps ne s’écoulait plus à la même vitesse pour tout le monde, j’ai entendu un rire me passer par- dessus l’épaule comme un ange gardien, un rire de buveur, un rire de 2 heures du matin après une nuit de biture : le rire de Loulou.
Il se marrait, vraiment, en pointant du doigt cet homme du public qui tenait toujours son verre de CROZE HERMITAGE bouchonné.
—AH ! AH ! AH !!! Il s’est bien foutu de ta gueule, grand con.
Et là, un rire comme une marée a submergé la salle toute entière, envahi tout l’espace pour dégueuler sur ce silence tout blanc qui était devenu dangereux. Le public s’est de nouveau mis à gueuler, à hurler comme si les boyaux allaient lui sortir par tous les orifices. Je me suis avancé jusqu’à la table du grand con et je me suis servi un grand ballon de CROZE. Le grand con m’observait sans savoir ce qu’il devait faire et puis pour ne pas perdre la face, il s’est mis à rire, lui aussi.
—Allez, trinque avec moi. Sans rancune, qu’il m’a dit.
—Ouais, c’est ça, trinquons à la connerie, j’ai répondu.
Le vin était franchement mauvais et le grand con n’a plus rien dit.
Je suis remonté sur scène, aussi sec, et j’ai envoyé la gomme.
—MESDAMES ET MESSIEURS BONSOIR !!! Vous ne le savez peut-être pas, mais vos applaudissements sont le vrai salaire de l’artiste et moi je demande toujours à être payé d’avance, alors PAYEZ-MOI ! PAYEZ-MOI ! PAYEZ-MOI !
Le public à fait son boulot et j’ai continué le mien. Les gens se marraient, mais c’était surtout l’alcool qui les faisait rire. De temps à autre, j’entendais des : « MONTRE-NOUS TON CUL !!! ».
Je laissais couler. Fallait tenir bon, fallait rester professionnel. Daddy est arrivé et s’est posté poliment au bas de la scène comme un bon élève de la communale, attendant son tour les bras dans le dos avec sa gueule de con en dégoulinade. J’ai terminé, gentiment, fait deux trois saluts mais pas de rappel. Je n’ai pas, non plus, annoncé Daddy au public. Loulou et moi, on avait pas le temps.
Fallait qu’on y retourne. Georges était toujours ponctuel dans l’ensemble et pour cette soirée la gestion du final était sensible. Alors fallait pas trop remuer les choses avec lui. Fallait le garder serein, pépère et sans soucis, sinon on aurait pu être déçu par notre avenir d’artiste, et aussi pour l’avenir de notre gamelle.
J’ai pris Loulou sous le bras et je l’ai traîné avec moi comme j’ai pu. Je savais que Daddy allait nous rattraper avant qu’on arrive à LA CLINIQUE. Fallait que je m’arrange pour prendre de l’avance, pour réussir à être à l’heure.
J’ai recroisé la serveuse à l’étage. Elle était toujours avec ses escarpins, sa fatigue, une cigarette et une sacrée envie d’assassiner quelqu’un.
—Alors ? Qu’elle m’a dit.
—Ça va pas être triste pour toi. On les a bien remontés.
—Putain ! Qu’elle a lâché.
—Putain de soirée, j’ai répondu.
Loulou avait gardé un ballon avec du rouge dedans qu’il envoyait gicler sur sa veste tellement qu’il titubait. Je le tenais par le bras comme on tient les grabataires. J’avais peur de la glissade. Il en avait pris une des grands jours. Même la lune me regardait me démener à essayer de ramener un vieux poivrot qui gueulait tout ce qu’il pouvait en s’adressant aux murs de la ville. Parfois, il la regardait, lui aussi la lune, mais je sentais bien qu’elle se foutait de notre gueule à tous les deux que tout ça, dans le fond, c’était pas du sérieux.
—J’VOUS EMMERDE TOUS, VOUS M’ENTENDEZ ? J’VOUS LA METS PROFOND, J’AI PAS BESOIN DE VOUS !!! Qu’il gueulait.
Je ne savais pas à qui il parlait. Il était sérieusement en colère. L’alcool était un bras qui allait lui chercher dans l’égout de ses souvenirs tout ce qu’il ne fallait pas trouver. Quand on est repassé devant cette porte d’immeuble que j’avais enfoncé avec Anissa aux bouts des mains, j’ai freiné notre course en zigzag. J’ai pensé : « Faut que je la ramène elle aussi, putain de merde ! J’peux pas la laisser là en pâture aux violeurs du coin ».
J’ai tourné la tête, droite, gauche, personne aux fenêtres, pas un bruit, juste les réverbères qui suivaient. J’ai mis un coup d’épaule dans la porte : Clac ! À l’intérieur, c’était tout noir mais ça bougeait. Au début, j’ai pas compris. J’ai même eu un peu peur et puis j’ai reconnu. Les bruits étaient comme des chuchotements, comme des voix étouffées qui hurlaient mais qu’on contient avec une main plaquée sur la bouche. J’ai tout de suite imaginé Anissa en train de baigner dans son sang avec à peine la force de parler. Je savais que ce n’était pas ça. J’avais mon idée sur le personnage. Je me suis avancé lentement, attiré par la lumière qui filtrait à peine d’une porte légèrement entre-ouverte. Les sons continuaient de résonner bizarre. J’ai tourné la tête à droite pour regarder d’où venait cette lumière. En contrebas, un jeune apprenti boulanger faisait tourner une pâte dans un pétrin. Trois heures du matin, un dimanche. Pauvre garçon. J’ai continué d’avancer, mais j’ai buté dans une caisse en plastique. J’ai craqué. J’ai mis la lumière. La caisse était pleine de croissants tous chauds. Je me suis baissé et j’en ai ramassé un.
Loulou s’est engagé dans l’allée avec son ballon vide et s’est mis à hurler.
—J’AI PLUS RIEN A BOIRE, DONNEZ-MOI A BOIRE !!!
—Ta gueule Loulou, tu vas réveiller toute la ville.
—Ah ben ! Mon salaud.
—Quoi ?
—Pas toi, lui.
Loulou m’a indiqué du doigt les marches de l’escalier. Ça l’a dessoûlé aussi sec. On est resté là quelques secondes à mater.
Un homme qu’on ne connaissait pas, tee-shirt blanc et pantalon blanc sur les chevilles pratiquait Anissa sur les marches des escaliers du hall d’entrée qui grimpaient en colimaçon dans les étages.
Anissa prenait un pied d’enfer à mordre les doigts que le boulanger lui plaquait sur la bouche. Lui, on ne savait pas trop quelle bobine il avait, rapport au fait qu’il était de dos. Il s’appliquait à sa besogne avec un certain sens du rythme. J’ai pris un deuxième croissant, j’en ai mis un dans la gueule de Loulou et j’ai fait demi-tour. Loulou, lui, il marchait à reculons.
Et puis, j’ai entendu Anissa qui m’appelait.
—Reviens, s’il te plaît, reviens. C’est toi que j’attendais.
—Non, sans façon ma belle, une autre fois peut-être.
Loulou s’est remis à gueuler.
—Mais vas-y grand con, vas-y, comme ça j’pourrais mâter.
—Ta gueule Loulou, maintenant, faut qu’on aille chanter.
On est reparti, Loulou et moi dans la nuit étoilée en tirant avec nous notre bohème et plein d’idées préconçues qui n’en finissaient pas de se casser la figure.
À la clinique, Titi n’allait pas tarder et Daddy raccordait déjà sa guitare. Ses yeux étaient pleins de reproches, mais comme toujours, on s’en fichait pas mal. Le public commençait à devenir sérieusement éméché. C’était le moment d’imposer une pause. C’était le moment pour nous d’entrer en piste.
Georges nous annonçait toujours en montant sur scène, sourire en berne et cigare fumant au bout des doigts. Daddy se mettait, alors, au centre de la scène et on le suivait en se plaçant de chaque côté, nous l’équipe infernale, la troupe fantastique, c’était selon les gens et les sensibilités.
La musique c’est magique. C’est plus magique qu’un acteur qui dit des phrases. En trois notes, tu soulèves une âme. T’envoies des rêves à bout portant dans toutes les têtes et même dans celles qui ne te regardent pas. C’est le pouvoir des Dieux, absolu et diabolique. Daddy, de ce point de vue, était bien meilleur que nous.
Dès qu’il commençait à gratter sa guitare, je sentais des frissons m’écarter les épaules. Je sentais ma tête bourdonner et le sourire m’accrocher la moitié du visage. Je me sentais comme un gosse heureux, impatient de laisser éclater sa joie, là sur cette scène, endroit irréel et tragique, champ de guerre et berceau des grandes béatitudes, au milieu de tous ces autres traîne-savates de la joie, qui donnaient du rêve et du bonheur à tous ceux qui voulaient oublier leurs vies.
Et pendant toutes ces nuits, toutes celles qui ont précédé et qui ont suivi, ces nuits magiques et cauchemardesques pleines de gens de passages et de choses inutiles, ces nuits de folie qui finissaient comme une bonne biture ou une mauvaise parfois, on traînait avec nous notre vie et tout ce qu’il y avait autour, le bon et le mauvais, en faisant bonne figure, on s’oubliait pour que les autres revivent.
On était là pour que notre vie soit une fête, pour qu’elle ressemble à une vraie vie d’artiste, mais au fond, qu’est-ce que ça voulait dire ? On ne savait pas vraiment, fallait qu’on le fasse c’est tout et on chantait : « NON CE N’ETAIT PAS LE RADEAU DE LA MÉDUSE CE BATEAU, QU’ON SE LE DISE AU FOND DES PORTS, DISE AU FOND DES PORTS, TA ! LA ! LA ! LA ! LA ! LA ! LA ! TA ! LA ! LA ! LA ! LA ! LA ! LA !……. »

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